Extrait --- Mitose
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— Je ne comprends pas, conclus-je en déposant le papier sur le bureau devant moi. Je ne me souviens même plus de cette patiente.
— En tout cas, elle, elle se souvient de toi ! Mais veux-tu bien me dire ce qui t’a pris, nom de Dieu ? Ne t’a-t-on pas enseigné l’éthique professionnelle dans tes cours ?
— C’est un malentendu, c’est tout. Je te répète que je ne sais pas qui est cette femme ! Comment elle s’appelle, au fait ?
— Tu as intérêt à l’apprendre et à le retenir, ce nom ! Car tu vas lui adresser un mot d’excuse sur-le-champ ! Non, mais c’est un comble ! C’est la première fois qu’un événement semblable survient dans ma clinique. J’ai tellement honte !
J’étais assis en face de mon père, dans son bureau personnel de sa luxueuse demeure de Westmount, où il m’avait fait venir en panique une demi-heure plus tôt. Son émoi était causé par une lettre reçue la veille. Une cliente se plaignait d’attouchements indécents de ma part lors d’une visite de consultation qui s’était déroulée la semaine précédente. Et elle nous menaçait de poursuites judiciaires.
— Mais bien sûr que je m’excuserai ! Puisque je te dis qu’il s’agit d’un malentendu ! Elle a quel âge, au juste ?
— Heu… Dans la cinquantaine, je crois. Mais quel rapport avec le propos qui nous occupe ? Peu importe, son âge !
— Dans la cinquantaine ? Pff ! Voilà bien la preuve qu’il ne s’est rien passé de la sorte ! Jamais je n’aurais porté mes mains sur une vieille bonne femme de cet âge-là…
— Il suffit, Mateo ! Tu dépasses les bornes ! Je t’ordonne de montrer du respect envers notre clientèle !
Mon père, Bernard Bastien, s’était levé d’un bond, indigné, le visage rubicond. Je baissai la tête en prenant conscience de mes paroles. Un long silence suivit cette sortie pendant lequel je ne rajoutai plus rien, tandis que mon paternel tentait de recouvrer le contrôle de sa respiration.
Il se rassit finalement au bout d’une interminable minute. Il semblait extrêmement las.
— Je suis très déçu, finit-il par reprendre. J’ai fondé cette clinique voilà plus de trente ans maintenant, à la sueur de mon front. J’y ai attiré deux chirurgiens de renom. J’avais réussi à lui établir une solide réputation d’excellence, et surtout une réputation sans taches. Et voilà que la personne à qui je pensais léguer ma part est en train de tout gâcher. Et voilà que cette personne est mon propre fils.
— Je ne saisis pas, osai-je encore intervenir. Pourquoi fais-tu tout un plat avec cette lettre, tout à coup ? Nous sommes pourtant habitués de régler des plaintes et…
— C’est la première fois que nous faisons face à une accusation de ce genre ! Tu le fais exprès ou quoi, pour ne pas voir la gravité ? Il n’est pas ici question de résultats ne répondant pas aux attentes de la clientèle ! On parle d’attouchements indécents de la part d’un médecin ! Tu ne comprends donc rien ? Nous risquons rien de moins que l’avenir de la clinique !
— Mais puisque je t’affirme que c’est un malentendu. Je la rencontrerai, cette femme, et je…
— Non ! Tu te contenteras de lui écrire un mot d’excuse. Pour le reste, je discuterai moi-même avec elle et j’essaierai de réparer tes dégâts. Je dois aussi tenter de calmer mes deux associés qui sont déjà au courant. Quelle merde ! Mais quelle merde, nom de Dieu !
— Mais je peux très bien régler moi-même cette…
— Laisse tomber, que je te dis ! Et fais bien attention à ton comportement à partir d’aujourd’hui ! Car je ne tolérerai plus jamais qu’une telle chose se reproduise, tu m’entends ?
— Mais je ne peux tout de même pas examiner mes patientes à travers le tissu de leurs vêtements !
Plutôt que de s’emporter, il émit cette fois un énorme soupir de découragement.
— Tu n’as pas la maturité pour exercer cette profession, poursuivit-il comme s’il se parlait maintenant à lui-même. Alors, imagine de gérer une clinique. Tout ça a été une monumentale erreur de ma part. Toute cette énergie investie en pure perte. Quel gâchis !
Il y eut encore un long silence. Je me retenais de laisser libre cours à ma propre indignation, mais je me contins afin de ne rien prononcer d’inconsidéré. Mon père avait le gros bout du bâton. S’il décidait de fermer les cordons de la bourse, je me retrouverais dans un fichu pétrin.
— Qu’est-ce que tu me reproches, au juste, osai-je au moins lui demander – doucement. Je suis pourtant un bon chirurgien, non ?
— Tes compétences ne sont pas en cause. Tu es un excellent chirurgien, en effet. Et c’est bien cela qui est dommage, du fait que tu bousilles tout à cause de ton manque total de maturité. Tu as presque trente-deux ans et tu te comportes comme un adolescent moyen. C’est pathétique. J’ai toujours hésité à intervenir plus énergiquement à ton égard, car je conservais l’espoir que tu finirais par te remettre toi-même du plomb dans la tête. Mais force m’est d’admettre que je me suis trompé. Tu n’es qu’un ado gâté, et tu ne changeras probablement jamais. Et pendant ce temps-là, la réputation de la clinique risque d’être ternie à jamais. Mes associés ne l’accepteront pas. Ils ont d’ailleurs déjà commencé à m’en parler.
— Te parler de quoi ?
— De tes frasques. Ils menacent de se retirer si je laisse aller les choses sans bouger.
— Je n’ai jamais rien entendu de la sorte. Je discutais justement avec Gérard, hier, et il ne m’a jamais…
— Et le pire, c’est que tu ne sembles même pas avoir conscience de ce qui se passe ici, dans ce bureau, en ce moment…
Je respirai un grand coup. Je venais effectivement de saisir en une fraction de seconde qu’il se jouait quelque chose de crucial, en cet instant, me concernant. Et mon cœur se mit à battre de façon accélérée.
— J’ai peur de trop comprendre, au contraire, réussis-je à prononcer en ravalant ma salive. On dirait que tu songes à me virer.
— Je suis en effet dans une très sérieuse période de questionnements. Je ne peux pas courir le risque que tu fasses couler cette entreprise. Et je dois rendre des comptes à deux associés. Mais congédier son propre fils exige une bonne dose de courage. Et admettre que tous les efforts que j’ai investis en toi n’ont rien donné, représente un constat d’échec extrêmement difficile à accepter. Mais est-ce que j’ai le choix ?
L’atmosphère de la pièce devint de plus en plus funèbre au fur et à mesure qu’il parlait. Je saisissais maintenant, oui, parfaitement la gravité de ce qui était en train de se passer. Je comprenais également que si je ne disais pas quelque chose pour le rassurer, là, à l’instant, mon avenir à la Clinique de l’esthétisme prendrait peut-être fin dans la minute suivante.
Mon cerveau se mit alors à réfléchir à cent à l’heure. Si cette perspective survenait, je me débrouillerais possiblement par moi-même, en fondant éventuellement ma propre clinique. Mais le temps nécessaire à monter une nouvelle clientèle m’obligerait à revoir mes dépenses considérablement à la baisse ; à me départir de ma voiture et de ma maison, entre autres. Ce qui serait absolument catastrophique, car les parts de mon père dans cette entreprise m’avaient toujours été promises sur un plateau d’argent. Et ce serait d’autant plus con que je possédais réellement les compétences pour y poursuivre une brillante carrière.
L’heure de faire amende honorable avait sans doute sonné. Les conséquences à affronter, si je ne me soumettais pas, étaient trop effroyables.
— Comment vois-tu les choses pour que je corrige la situation ? lui demandai-je finalement dans un souffle.
— Il faudrait que tu changes du tout au tout, rien de moins.
— Changer dans quel sens ?
— Changer dans le sens de devenir enfin un adulte responsable.
— Et qu’est-ce que ça signifie, ça, être un adulte responsable ? C’est adopter le genre de vie que mène Cristina, je suppose ?
Cristina, ma sœur aînée, correspondait en effet à l’archétype de la réussite du point de vue des attentes paternelles : cardiologue établie ; mariée à un ophtalmologiste depuis cinq ans ; deux enfants ; une maison à Lorraine ; une piscine de dimensions olympiques creusée sur leur immense propriété ; et une villa à Nantucket où ils passaient leurs vacances annuelles, toute la famille ensemble. Une existence bourgeoise merveilleusement aboutie. Ma sœur était de la même trempe que notre père, en fait. Elle avait d’ailleurs toujours été sa chouchoute d’aussi loin que je me souvenais.
— Puisque tu en parles toi-même, sache que Cristina représente précisément le modèle que tu devrais devenir si tu voulais conserver ta place dans cette clinique. Tu constates donc toi-même que c’est une mission impossible.
◊◊◊
Un total découragement m’avait envahi pendant que je conduisais ma voiture sans avoir conscience de mon environnement. C’est que ma vie venait d’emprunter un virage à cent quatre-vingts degrés en l’espace de quelques heures dramatiques. Je ne m’étais aucunement attendu à cela, ce matin-là, lorsque je m’étais réveillé dans le lit de Claudette Jetté, cette femme avec qui j’avais dormi par dépit.
Je m’apprêtais alors à passer une journée peinarde, comme d’habitude. Mon programme du jour consistait à régler quelques dossiers à la clinique, à retourner chez moi, à m’asseoir sur une chaise flottante dans ma piscine creusée, et à déguster un scotch tout en parcourant l’inventaire de mon harem afin d’arrêter mon choix sur celle qui bénéficierait de ma générosité en cette soirée – et surtout en cette nuit – de samedi.
Mais voilà que cet horaire avait été complètement chamboulé. Et chamboulé étant un euphémisme.
Tout cela à cause d’une malheureuse lettre de plainte…
Des attouchements sexuels, moi ! Il est vrai que je me rinçais quelquefois l’œil avec le corps de certaines jeunes femmes – et j’insiste sur le mot « jeunes » – qui se retrouvaient dans mon cabinet. Ben quoi ? N’importe qui à ma place joindrait l’utile à l’agréable dans le cadre de son boulot. Il n’y avait toutefois rien là d’inconvenant pourvu, évidemment, que tout cela demeure dans des limites strictement professionnelles. Et pendant ce temps-là, ce qui se passait dans ma tête ne dérangeait personne. Et puis, les femmes qui venaient me rencontrer pour que je rénove leurs seins ou pour que je remodèle leurs fesses acceptaient d’ailleurs tacitement que je m’assure visuellement du travail à effectuer – c’était obligatoire. Et elles toléraient également que je procède à quelques manipulations de circonstance – obligatoire, ça aussi.
Alors quoi ?
Alors, de deux choses l’une. Ou bien cette femme avait fabulé en prenant mes gestes de nature médicale pour des attouchements sexuels. Pff ! Non, mais ! Une greluche de cinquante ans ! Je n’étais pas encore à ce point en manque pour me farcir les vieilles peaux de cet âge-là ! Il se pouvait en outre que cette hystérique ait flairé une occasion de s’enrichir en faisant chanter la clinique. Cela s’était déjà vu ailleurs, chez nos concurrents.
Quoi qu’il en soit, je n’avais rien à me reprocher, moi, personnellement dans cette histoire. Mais peu importait, j’étais maintenant dans de sales draps. Non pas à cause des menaces de cette cinglée. Mais bien parce que sa lettre avait exacerbé la colère de mon père. Et à un degré tel qu’il venait de me mettre officiellement au pied du mur par rapport à ses éternelles attentes : ou bien je rentrais dans le rang – socialement parlant –, ou bien j’étais viré.
Et si je me retrouvais à la rue, je devrais dans ce cas tenter ma chance en solitaire, en travaillant comme médecin ordinaire ou en démarrant ma propre clinique, avec tous les problèmes que cela engendrerait. Mais d’une façon ou de l’autre, j’aurais à restreindre considérablement mon niveau de vie ; ce que, franchement, je ne pouvais absolument pas envisager.
Ne restait que l’option de m’assagir. Et dire ainsi adieu à mon quotidien insouciant et – surtout – à mon harem.
Misère…
Les dés étaient apparemment jetés. Pour ne pas être renié par mon père, et pour conserver mon droit sur toute cette fortune dont j’hériterais un jour – et dont je continuerais de jouir, d’une certaine manière, d’ici là –, je devrais en passer par les conditions qui m’étaient dictées ; c’est-à-dire en menant dorénavant une existence semblable à celle de ma sœur Cristina.
Et pour ce faire, il me faudrait éventuellement épouser une femme de mon âge, tranquille, polie, correcte, bien à sa place et offrant cette image de stabilité que mon père désirait tant que j’adopte. Si je donnais suite, je n’aurais pas à la chercher loin, par ailleurs, cette femme. Je n’aurais en effet qu’à jeter mon dévolu sur Claudette Jetté, que je venais tout juste de sauter la veille – et qui possédait au moins l’avantage de bien baiser.
Par un fabuleux concours de circonstances, j’avais justement commencé à considérer cette possibilité à peine quelques heures plus tôt. Le hasard avait bien fait les choses, en quelque sorte. Le ciel m’avait sans doute envoyé un message : un avertissement par rapport à ce qui se préparait, et par rapport à ce que je devais décider.
Je n’aurais pas grand-chose à faire, de toute façon : je n’aurais qu’à laisser mon père s’occuper de tous les détails. Et il avait d’ailleurs pris les devants sans attendre et sans me demander mon avis : déjà, le lendemain matin, dimanche, je devais participer à une activité sportive qui nous mettrait en contact une fois de plus, Claudette Jetté et moi. Mais dans les formes, cette fois, au vu et au su de tout le monde, et avec des chaperons.
Comme dans les vieux films italiens classiques.
◊◊◊
C’est ainsi que je me retrouvai le lendemain sur le tertre de départ du parcours bleu du très sélect club de golf Laval-sur-le-Lac. Outre de moi-même, mon foursome était constitué de mon père, Bernard Bastien, ainsi que de Claudette Jetté et du père de celle-ci, Pierre Jetté, un des dermatologues les plus cotés de Montréal.
Les deux aînés avaient planifié de jouer ensemble en cette matinée de dimanche. Et ils avaient tout à coup décidé d’inviter leurs deux enfants à se joindre à eux. Ce que ceux-ci avaient accepté avec plaisir, bien sûr. Claudette se réjouissait réellement, elle, de cette occasion. Il n’en allait évidemment pas de même pour moi qui considérais cette activité comme un passage obligé pour intégrer cette nouvelle existence qui deviendrait désormais la mienne.
Car je ferais dorénavant contre mauvaise fortune bon cœur. J’avais beaucoup réfléchi à ma situation depuis la veille, et j’en étais venu à la conclusion que je ne disposais d’aucune autre option que de me soumettre aux conditions de mon père. Une nuit blanche – et seul – m’avait permis d’analyser toutes les facettes de cette question, et de prendre une décision une bonne fois pour toutes : celle de rentrer dans le rang, oui, comme mon père le souhaitait. Je ne pouvais, en toute bonne foi, faire fi du patrimoine familial qui se trouvait à portée de ma main – et dont il m’était même autorisé de profiter jusqu’à un certain point dès maintenant. Cela aurait équivalu à un suicide.
Pour ce faire, je n’avais qu’à donner suite à ce forfait tout inclus : profession de chirurgien esthétique compétent et respectable, propriétaire-associé – éventuellement – de la désormais célèbre Clinique de l’esthétisme de Montréal, mariage pratiquement ficelé avec Claudette Jetté, vie de famille honorable, relations choisies au sein de la bonne société, enfants, cocktails, apparat. Et voilà.
Le reste m’appartenait en propre. En échange de ce package deal, je devrais entre autres laisser tomber cette existence sociale insouciante que j’avais menée jusqu’à présent. Le plus difficile, cependant, et je l’appréhendais déjà, consisterait à renoncer aux corps de toutes ces jeunes filles qui me seraient dorénavant refusés – tel celui de cette Patricia qui s’était jouée de moi, le vendredi soir précédent. Ainsi allaient les exigences de mon nouvel avenir.
Je n’avais toutefois pas été en mesure de me départir de ma liste de contacts sur mon téléphone portable. Je ne pouvais tout simplement pas me résoudre à accomplir ce geste. La date de mon mariage n’était pas encore fixée, tout de même ! Qui savait si quelques opportunités ne se surviendraient pas pour coucher avec l’une d’entre elles – en douce – d’ici là ? Et qui pouvait également prévoir comment évoluerait le cours des événements ? Et en quoi ce mariage m’empêcherait-il de mener éventuellement une vie extraconjugale avec l’une d’entre elles ? Ou même avec plusieurs ? Tout était envisageable. Mais d’une façon ou d’une autre, je n’ignorais pas que je souffrirais terriblement de ce manque de rencontres régulières avec ma marchandise habituelle.
Mais une chose à la fois, me ramenai-je à l’ordre pendant que j’attendais mon tour pour driver. Pour le moment, je devais jouer le jeu. Et cela signifiait de remplir quelques tâches essentielles durant les prochains mois : prouver à mon père que j’étais devenu un gentil garçon, me montrer charmant et prévenant envers Claudette – c’est-à-dire lui faire une cour assidue –, et impressionner le père de celle-ci de façon à ce qu’il soit convaincu que je représentais, moi, Mateo Bastien, le meilleur parti en ville pour sa fille. Ce qui ne devrait pas causer de problèmes, en principe.
Claudette frappa sa balle. À vue de nez, celle-ci parcourut une distance de près de cent quatre-vingts verges en ligne droite.
Pas mal pour une femme, me dis-je avec dérision. Elle possède toutes les vertus, ma foi. En plus de bien driver et de bien baiser, si elle fait bien la cuisine, dans ce cas, elle sera réellement bonne à marier…
Je montai sur le tertre à mon tour. Ma balle tomba elle aussi en plein milieu du fairway, mais à plus de deux cents trente verges – j’étais moi-même un excellent golfeur. Je pris ensuite place dans la voiturette électrique aux côtés de Claudette. Et c’est parti pour un tour ! m’exclamai-je dans ma tête en lui esquissant mon plus beau sourire.
— Joli coup, me félicita-t-elle.
— Notre dernière nuit passée ensemble m’a donné des ailes, m’enhardis-je à lui lancer en lui piquant un clin d’œil complice.
— J’ai hâte qu’on se reprenne, me répondit-elle en me retournant mon sourire.
— Il se pourrait même que ce soit plus tôt que prévu. Tu as vu le ciel ? (De gros nuages noirs se profilaient en effet à l’horizon.) Il nous faudra sans doute faire demi-tour d’ici peu.
— Souhaitons que la pluie vienne dans notre direction, alors. Et vite !
◊◊◊
Si Claudette souhaitait que l’intempérie se pointe le bout du nez afin d’annuler rapidement cette joute, il n’en allait pas de même de nos pères respectifs. Ceux-ci s’entêtèrent à continuer malgré le fait de plus en plus évident que la pluie nous tomberait dessus dans un avenir à très court terme.
« — Ce n’est qu’un gros nuage noir », avait tenté de nous rassurer Pierre Jetté. « Nous n’aurons qu’à nous abriter quelque part le temps qu’il passe ».
Mais nous dûmes déclarer forfait lorsque, trois quarts d’heure plus tard, des éclairs se mirent à zébrer l’horizon.
— D’accord, se soumit enfin son père, sur l’insistance impérieuse de Claudette. Rentrons. Mais merde ! Je menais une si belle partie !
Nous avions frappé chacun notre coup de départ au parcours numéro quatre et nous étions presque rendus à l’endroit où nos balles étaient tombées. Nos pères décidèrent d’aller les chercher avant de faire demi-tour.
— Laissons tomber ces fichues balles, s’énerva Claudette.
Son père la taquina et n’en fit qu’à sa tête. Pour ne pas contrarier cet idiot, je continuai à conduire moi-même notre voiturette vers l’avant – vers l’intempérie, en fait.
— Ne t’inquiète pas, Claudette, tentai-je de la rassurer. Je récupère ces balles et je nous ramène vite fait au club house sans les attendre. Nous serons revenus à temps.
Un éclair fissura le ciel devant nous et un terrible fracas de tonnerre nous fit sursauter. Il ne pleuvait toujours pas, mais cela ne tarderait plus. Je jetai un coup d’œil sur les deux autres, sur notre droite. Le père de Claudette ne faisait pas mine d’abandonner. Décidément, il y tient à sa balle, celui-là, ma foi. Elle doit sûrement être plaquée or ! Je continuai moi aussi sur ma lancée – nous étions presque arrivés –, malgré les suppliques de Claudette.
Je stoppai le véhicule à côté d’une large trappe de sable afin de ramasser la balle de Claudette qui était tombée en plein milieu.
— Bon, lui dis-je. Encore deux secondes et on déguerpit.
Je descendis dans la trappe, je marchai sur une quinzaine de mètres, et je me penchai pour prendre la balle.
Le ciel me dégringola sur la tête juste au moment où je me relevais.
Et ce n’est pas une manière de parler.
Je ressentis tout d’abord un formidable courant électrique me traverser de part en part. En même temps, j’aperçus Claudette, les mains appuyées sur ses deux oreilles, qui me regardait avec des yeux horrifiés et qui semblait pousser un cri de terreur. Je n’entendis toutefois rien de ce hurlement, car il était couvert par une assourdissante déflagration. Je pris finalement et confusément conscience que je venais sans doute d’être foudroyé.
Et je perdis connaissance.
LA SUITE DE CET ACCIDENT NE MANQUE PAS D'INTÉRÊT
MATEO S'EN SORTIRA, BIEN SÛR,
MAIS PAS DE FAÇON "MÉDICALE"
Extrait --- L'enfant-boeuf de la famille Leboeuf
L’ACCOUCHEMENT DE FLORENTINE
ET LA MISE BAS D’ADÉLAÏDE
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Je remonte de ce pas assez loin dans le temps : jusqu’à la fin des années 50, c’est-à-dire à l’époque où j’ai vu le jour. Plus précisément un matin du mois de mai 1957.
L’événement s’est déroulé en même temps que la mise au monde de Jesse, le veau d’Adélaïde, qui était elle-même la vache préférée de mon père. Et quand je dis « en même temps », il faut prendre cette affirmation à la lettre : il est ici question d’à peine quelques secondes de différence, pas plus. Nos certificats de naissance respectifs l’attestent officiellement. Nous avons d’ailleurs poussé notre premier cri en parfaite harmonie, Jesse et moi, directement dans l’étable.
À propos, je suis né effectivement dans une étable. Dans le box mitoyen de celui de Jesse, qui plus est. Moins de trois mètres nous séparaient. De sorte que tous les gens présents et tous les animaux de la ferme ont entendu le magnifique accord en ré mineur de nos deux vagissements primaux à l’unisson.
On m’a raconté, en plus, que le soleil s’était levé pile à ce moment-là, et que les nuages multicolores avaient dessiné la silhouette d’une madone dans le ciel azuré au-dessus du champ de blé d’Inde derrière la maison. Je mentionne ce dernier détail – le profil vaporeux de la Vierge Marie dans le firmament –, car il est important. J’y referai allusion un peu plus tard.
Quelques minutes avant mon arrivée, et alors qu’il devenait de plus en plus manifeste que nos deux naissances, à Jesse et à moi, auraient lieu en même temps, mon père avait fait transférer ma mère d’urgence dans l’étable de façon à assister aux deux accouchements en simultané. Eh oui : comme il tenait mordicus à être témoin des deux événements en direct, il ne voulait manquer ni l’un ni l’autre. Encore heureux, dans ces conditions – que certains ont formulé par la suite –, qu’il n’ait pas décidé du contraire, c’est-à-dire d’avoir transporté Adélaïde dans la maison !
« — D’la paille, c’t’aussi confortable que d’la plume d’oie », avait-il décrété à sa femme, Florentine. « Pis r’mercie-moé, étant donné qu’tu s’ras pas obligée d’laver lé draps avant de t’coucher à soir. »
En passant, sa femme était réellement Florentine, et non pas Adélaïde. Je le spécifie, car pour les étrangers, ce n’était jamais très évident de savoir qui était qui par rapport à ce statut.
Mais pour en revenir au soutien moral de mon père à sa tendre épouse, l’on conviendra à tout le moins que ce comportement généreux joignait l’utile à l’agréable !
Et puis, d’autre part : pourquoi ne pas abattre cette besogne dans un box de bovins, tout bien considéré ? Il n’y avait rien à craindre de toute façon. La sage-femme, c’est-à-dire ma tante Victorine, toujours elle, était d’une compétence inégalée dans les accouchements de style new age. Elle était en outre secondée de ma sœur, Lucienne, qui avait 16 ans à l’époque, et qui en avait déjà vu bien d’autres. Par ailleurs, si des imprévus survenaient, mon paternel, qui s’y connaissait en mises bas, s’étant personnellement occupé de celles de toutes ses vaches, était là en réserve, en même temps qu’il veillait sur Adélaïde. Et puis, finalement, le fait le plus important, sans nul doute : cet événement se déroulait sous les auspices divins d’entités spirituelles ayant l’entière confiance de ma tante Victorine.
J’ai fait ça comme un grand, du reste. Sans aucune complication. Tout a été rapidement accompli. Comme dans du beurre. Nickel chrome.
C’est une fois parvenu à l’air libre que les choses ont pris une étrange tournure. Après s’être assuré que Jesse se portait bien, et en se penchant vers moi, mon père est tombé à la renverse. Idem pour tout le reste des témoins présents dans l’étable. Ils s’étaient certes tous attendus à quelque chose de spécial me concernant, cela ayant été préalablement prophétisé par ma tante Victorine qui l’avait annoncé longtemps d’avance, sans toutefois connaitre la teneur exacte de ce qui allait se produire. Mais personne, pas même elle, ne s’était doutée de cette surprise-là.
Mon père a réagi le premier. Il a couru jusqu’à la maison, tout excité, et il est revenu avec un Polaroid dans ses mains. Cet appareil était un luxe qu’il s’était jadis offert pour tirer le portrait de chacun de ses bovins. Ce coup-ci, il s’en est servi pour immortaliser ce mémorable et surnaturel phénomène à l’aide d’un cliché de Jesse et de moi, couchés côte à côte dans la paille.
C’est moi qui ai hérité de cette photo noir et blanc au cours des années, je ne sais plus par quel concours de circonstances. Elle est rangée dans un tiroir de mon petit bureau personnel. Et chaque fois que j’y jette un regard, je ne peux que donner raison à tous ces gens qui ont été sidérés, ce matin-là, en me contemplant dans l’étable. La ressemblance était en effet terriblement frappante.
Jesse et moi étions littéralement deux frères siamois. J’exagère, bien sûr, mais à peine. En fait, il ne manquait qu’une queue sortant de mon cul pour que l’illusion soit parfaite. Mon oncle Tancrède, le frère cadet de mon père, le rigolo de la famille, a toujours prétendu pour sa part que Jesse avait une queue en trop pour être considéré comme mon jumeau identique. Ce qui revient au même, sans doute, même si j’y vois, moi, une subtile différence.
Mais peu importe, car en ce qui avait trait aux détails faciaux, tout était conforme. Il ne restait qu’à me poinçonner l’oreille pour que j’intègre officiellement le cheptel de la ferme familiale.
Les années ont un peu et heureusement atténué ces particularités physiques dont la nature m’avait affublé au matin de mon apparition dans le monde, mais jamais assez, et tant s’en faut, pour m’avoir permis de jouir d’une existence normale. Je raconterai en temps et lieu tous les déboires que cet aspect corporel m’a fait vivre au fil du temps ; à l’école, notamment ; mais pas juste là.
Pour le moment, je n’en ai pas terminé avec les circonstances de ma naissance. Et il y aurait même lieu d’attacher sa tuque avec de la broche pour la suite des choses, car ma tante Victorine fait encore partie prenante du reste des explications.
Cette femme aux multiples facettes, en plus d’être un médium extralucide à temps plein et une sage-femme occasionnelle, était aussi une astrologue chevronnée. Sa renommée n’était certes peut-être que régionale, précisons-le, mais elle était secrètement respectée à l’intérieur de son territoire par les habitants superstitieux qui venaient régulièrement la consulter. Au grand dam du curé du village qui la vouait pour sa part aux flammes de l’enfer.
Tout ça pour dire qu’aussitôt que Jesse et moi avons été déposés, indemnes, contre nos mamelles maternelles respectives, elle s’est retirée un peu à l’écart et elle a entrepris de monter immédiatement ma carte du ciel. Et c’est là qu’elle en est tombée à la renverse une deuxième fois. Il y avait de quoi.
Lorsque j’ai eu atteint l’âge de comprendre plus ou moins ce genre de concepts, tante Victorine m’a enseigné quelques rudiments d’astrologie. Et c’est à ce moment que j’ai appris que Jesse et moi avions exactement le même thème natal, et ce, à la virgule près !
« — Comme de juste, mon petit », m’avait-elle patiemment expliqué. « C’est normal puisque vous êtes nés tous les deux au même moment et sur le même lieu géographique. Toutes vos planètes se retrouvent de ce fait dans les mêmes signes, vos maisons sur les mêmes degrés, et vos aspects planétaires disposés selon les mêmes angles. »
« — Ah bon… » avais-je alors répondu les yeux ronds comme des billes, en n’y comprenant rien, mais en sentant intuitivement que j’avais entendu quelque chose de stupéfiant.
Les astrologues amateurs et professionnels, pour qui tout cela est toutefois d’une plate évidence, doivent sûrement pousser un soupir de lassitude en cet instant, et se demander où je veux en venir.
Je veux en venir à ceci.
Jesse, le veau, et moi, l’enfant-bœuf, étions tous les deux Taureau, ascendant Taureau ! Il y avait de la magie là-dessous, non ? Il s’agissait à tout le moins d’un authentique message supraterrestre, pour reprendre le vocabulaire hermétique de tante Victorine.
Quant à la théorie stipulant que la vache favorite du dieu Krishna se soit incarnée dans mon corps après toutes ces centaines d’années, cela provenait – m’avait-elle expliqué – de mes nœuds nord et sud respectivement en trigone et en sextile avec ma part de fortune, elle-même en carré avec ma lune noire. Ce qui présageait un karma des plus extraordinaires, parait-il.
J’arrête ici, car je suis conscient que ça devient un peu compliqué. Et je confesse que moi-même je n’y ai jamais compris grand-chose en astrologie.
C’est quand même pour toutes ces raisons, finalement, que je disais au début de cette histoire, que j’étais une entité transcendante humano-ruminante.
Et que mon destin s’annonçait fabuleux à bien des égards.
◊◊◊
J’étais le sixième et le dernier venu d’une fratrie de deux frères et de trois sœurs qui m’avaient déjà précédé dans cette maison. D’après ce qu’on m’a raconté, ma naissance s’est en outre avérée un véritable miracle.
Il en est survenu deux, miracles, en fait, ce matin-là, pour tout avouer, me concernant.
Le premier tient au fait que ma mère n’est pas morte en couches en me mettant au monde, et que je suis né vivant, moi aussi, et en bonne santé – du moins si l’on garde mon aspect physique sous silence. Et du coup, si ce n’était de l’émoi que j’avais provoqué du fait de ma ressemblance avec Jesse, l’on serait même passé rapidement à autre chose tellement l’événement a été banal.
Le deuxième prodige a trait à ma fécondation, qui ne peut s’expliquer par aucune cause naturelle.
Tout cela exige des clarifications, j’en suis conscient. Je dois néanmoins prévenir que celles-ci relèvent cette fois de la métaphysique pure. Je n’y peux rien.
◊◊◊
Ma mère était dotée d’une santé excessivement fragile. Chaque accouchement était de ce fait susceptible de la faire replonger vite fait dans ses origines divines, c’est-à-dire, comme le mentionne un passage de la Bible : de la transformer illico en la même poussière que celle de laquelle elle était née.
Mais bah, ce n’était pas si grave que ça, éluderait-on aujourd’hui avec un geste désinvolte de la main. J’entends : pour éviter le danger qu’elle meure en couches, il aurait simplement fallu traiter le problème en amont et que mes parents adoptent un moyen de contraception afin d’empêcher que les spermatozoïdes de l’un fertilisent les ovules de l’autre.
Facile à dire.
Je rappelle que je suis en train d’écrire le récit de ma vie, et que celui-ci se déroule, du moins en ce qui a trait à ma naissance, dans les années 50, sur une misérable ferme de la campagne profonde du Québec profond. Je garderai le nom de cette région sous silence afin de ne pas éveiller d’éventuelles susceptibilités. De toute façon, l’ensemble de toutes les campagnes profondes du Québec profond de ces années-là était affublé des mêmes tares sociologiques, à peu de choses près.
Dans cette optique, et pour bien mettre les choses au clair avant de poursuivre, je fais un petit topo rapide de la situation générale des géniteurs de ma famille en utilisant un vocabulaire qui ne laissera aucune équivoque.
Nous avons donc affaire ici à deux personnes – mes parents – qui étaient analphabètes, qui étaient incultes, qui étaient pauvres de chez les pauvres, qui trimaient dur dans des conditions extrêmes, et qui étaient plus ou moins isolés dans leur cambrousse, le plus proche voisin se trouvant à un kilomètre. Deux personnes qui, en plus, étaient régentées par le curé du village qui faisait sa visite paroissiale mensuelle en brandissant son doigt accusateur vers le ventre de ma mère chaque fois que celui-ci se retrouvait aussi plat que le plancher de la cuisine.
J’ajoute à cela que la relation amoureuse de mes parents ne tenait la route que grâce à la dictature brutale de l’élément masculin de ce couple et à la soumission résignée de son opposée. Conséquemment, si la bagatelle, par exemple, n’avait pas lieu pour une raison ou pour une autre derrière la porte de leur chambre à coucher, l’élément masculin en question défonçait alors les murs de ses deux poings et de ses deux pieds, en frappant ma mère et ses enfants au passage, afin d’évacuer autrement l’énergie spirituelle de sa kundalini.
Bref, nous étions à des années-lumière des petits films romantiques hollywoodiens et de la pilule anticonceptionnelle. Qui n’a d’ailleurs fait son apparition, celle-là, que plusieurs années après ma naissance.
Pour résumer la situation, je qualifierais le degré de raffinement de notre maisonnée de… rustique, disons. À la limite de l’homme de Cro-Magnon. Sinon aux frontières du Moyen-âge, gros max.
J’en reviens à la solution farfelue des moyens contraceptifs qui auraient pu être utilisés à la fin des années 50 dans notre campagne profonde.
Pour soulager mon père sans mettre la vie de ma mère en danger, ces deux êtres, dont le niveau intellectuel était extrêmement réduit, je le rappelle, n’auraient pu en disposer que d’une poignée le cas échéant. Mais ils leur étaient tout à fait inconnus – j’étais pour écrire « incongrus » –, ou carrément impossibles à envisager dans leur quotidien intime.
En l’occurrence, parmi ceux-ci, il y avait :
- L’abstinence... C’était justement ça, le problème !
- La capote… Le magasin général du village le plus proche ne tenait pas cette sorte de marchandise en stock – ou elles étaient toutes confisquées par le curé ; mais qu’à cela ne tienne, mes parents, qui n’avaient jamais entendu parler de cet objet de toute leur existence, n’auraient jamais réussi mentalement à associer sa forme à sa destination.
- La méthode Ogino… Qui est-ce, lui ? Un scientifique de la NASA ?
- Le contrôle des températures… Nous n’avions pas de thermomètre à la maison ; et de toute façon, mes parents ne savaient même pas compter jusqu’à dix.
- Le coït interrompu... Ah, ben là, super ! Une suggestion extrêmement ingénieuse, que celle-là, oui ! Une vraie trouvaille ! Bravo ! Génial ! Une belle récompense à son inventeur !
Dans la foulée, il aurait en plus fallu envoyer le cureton se faire foutre – sans jeu de mots ; ce qui aurait équivalu de facto à un aller simple directement en enfer pour tout le monde : pour mes parents eux-mêmes, évidemment, ainsi que pour leurs enfants, sans oublier toute leur descendance jusqu’à la cent dix-huitième génération. Ce qui représentait la punition la plus effroyable pour tous les sous-éduqués de cette branche de la société, qui étaient religieux jusqu’à l’extrême limite de la superstition.
En passant : quelle saloperie que la sexualité, lorsqu’on la considère à ce degré basique, non ?
Mais bon : de quoi je me plains ? La majorité des familles campagnardes de cette époque comprenaient entre dix et vingt gamins et vivaient dans des cabanes aussi exigües, sinon pires que la nôtre. À seulement huit dans notre cambuse, nous nous prélassions, nous, de notre côté, dans un véritable Club Med.
Cela dit, je reviens à mes moutons.
Et puis, j’avais promis des trucs surnaturels. Je ne les oublie pas.
VOUS DÉSIREZ CONNAITRE LA SUITE
DE LA VIE DE BILLY LEBOEUF AVEC SON VISAGE DÉFORMÉ
ET DE SA DYSFONCTIONNELLE FAMILLE ?
Extrait --- Les fabricants de rédemptions
(page 10)
1ER DOSSIER
Les Adorateurs des Dieux Profonds
Appartement provisoirement occupé par Brandon Goodman
Normandie Avenue, Los Angeles, Californie, USA
Lundi, 20 avril, 03h00 (heure locale)
Brandon Goodman délaissa le clavier de son ordinateur portable et entreprit de relire son texte à partir du début. Mais il eut beaucoup de mal. Ses yeux s’embrouillaient ; ainsi que ses idées. À cause de l’heure, bien sûr : il était 3h00 du matin. Et il ne s’était pas offert une seule minute de repos depuis son retour dans cet appartement, voilà près de deux heures maintenant. De repos, il n’en avait pratiquement pas pris de tout le week-end, du reste.
Opération : Gourou d’Hollywood... commença-t-il néanmoins à lire dans sa tête en prenant connaissance des premiers mots qu’il avait lui-même tapés au tout début de son compte-rendu :
OPÉRATION : Gourou d’Hollywood
OBJET : Rapport des événements survenus les 18 et 19 avril, à Big Bear Lake, Californie, relativement à la secte des Adorateurs des Dieux Profonds
AUTEUR : Agent Brandon Goodman
DATE : 20 avril
ENDROIT : Los Angeles
Malgré sa fatigue, il se força à poursuivre lentement sa lecture, en corrigeant les fautes de frappe et d’orthographe qui s’étaient glissées ici et là par inadvertance, et en reformulant certaines tournures de phrases qui paraissaient ambigües.
Dans ces pages, Brandon avait relaté de façon très détaillée tout ce qui s’était déroulé durant les deux derniers jours dans le luxueux chalet d’un petit village de montagnes situé à deux heures de route du centre-ville de Los Angeles : à partir de l’ouverture de la cérémonie, samedi, 10h00 ; jusqu’au départ de tous les invités, le lendemain soir, à 23h00 ; c’est-à-dire voilà à peine quelques heures.
Le protocole initiatique n’avait pas représenté une partie de plaisir. Du moins en ce qui le concernait, lui, en tenant compte de sa situation dangereuse d’infiltré.
Dès son arrivée sur les lieux, il avait dû saluer et embrasser avec effusions tous les membres du groupe. Groupe constitué ce matin-là de deux animateurs – un couple – et de vingt-cinq participants – treize hommes et douze femmes – provenant de différentes régions des alentours. Puis, il s’était astreint à écouter les quatre conférences qui s’étaient enchaînées jusqu’à la fin de l’après-midi, et en faisant semblant de s’y intéresser, comme l’exigeait son rôle d’illuminé béat.
Le soir venu, après le gastronomique – et bien arrosé – repas qui avait été servi sur place, et qui était inclus dans le prix du forfait, les initiés avaient été invités à entrer dans une pièce entièrement recouverte d’un tatami et de coussins moelleux afin de procéder à la dernière activité du programme de la journée : la tant attendue méditation tétroïque. Celle-ci s’était en fait prolongée pendant tout le reste de la nuit. Du moins jusqu’à ce que l’épuisement ait eu raison de tout le monde.
Comme d’habitude, à cause d’une certaine gêne, Brandon ne s’était pas attardé sur les détails de cette expérience dans son rapport. Il était sciemment demeuré succinct, en sachant très bien, de toute façon, que son supérieur et ses collègues allaient sourire en coin en prenant connaissance de ce passage.
Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il prenait son pied de cette façon depuis son infiltration dans la secte voilà maintenant deux mois. Mais cela faisait partie des exigences de sa mission. Au moins, il n’avait pas profité outre mesure de la situation, s’excusa-t-il. Il avait même fait semblant de s’endormir très tôt en plein milieu de l’orgie, en donnant l’air d’avoir trop abusé du vin et des différents spiritueux qui avaient été servis à volonté.
Puis, le lendemain, après que tout le monde ait eu tant bien que mal récupéré des excès de la veille, le protocole d’initiation s’était poursuivi. Pour ce faire, le saint des saints, la gourou-star en personne de la secte, Jason Moody, dit Bhramal – « le Messager » –, s’était déplacé jusqu’au chalet et avait honoré les invités de son auguste présence afin de rendre cet instant solennel et sacré.
L’agent avait profité de cette occasion pour parler en tête-à-tête avec lui en lui démontrant sa totale dévotion et en lui offrant son aide pour toutes tâches qui requerraient éventuellement ses services. C’était la première fois qu’il en avait eu la possibilité. Après deux mois d’éprouvantes activités clandestines, il était enfin parvenu à établir un contact de personne à personne avec lui. Un des objectifs de sa mission consistait en effet à entrer en proche relation avec cet homme. Mais sans exagérer les flagorneries, évidemment, pour ne pas paraitre louche.
Il espérait avoir bien manœuvré pendant ce moment critique, mais il n’en était malheureusement pas du tout certain. Le Bhramal lui avait posé un tas de questions personnelles embarrassantes à propos de son travail et de sa vie affective, comme s’il avait soupçonné quelque chose de douteux le concernant. De sorte que Brandon avait senti que cet entretien avait davantage ressemblé à un interrogatoire en règle qu’à une discussion fraternelle de maitre à disciple. Mais peut-être faisait-il de la paranoïa. Il se pouvait. Le stress auquel il était soumis l’obligeait à considérer tous les comportements de ses ennemis comme suspects, même les plus anodins.
Bref, après cette éprouvante audience, et une fois tout le reste des rituels accompli, Brandon – Jack Houseman, pour la circonstance – avait été officiellement admis en tant qu’apprenti-novice au sein de la confrérie des Adorateurs des Dieux Profonds. En raison de ce précieux statut, il était dorénavant apte à entreprendre les études nécessaires pour devenir éventuellement l’un des rares Élus de l’univers qui survivraient lorsque la fin du monde – imminente – surviendrait. Mais pour y parvenir, il allait devoir bûcher ferme pour se montrer à la hauteur de ce privilège. Et se dépouiller graduellement de ses avoirs, bien sûr.
— Quelles Bon Dieu de conneries ! s’exclama-t-il en se levant, autant pour oublier ces tordus de sectaires que pour sortir de sa léthargie.
Avant de terminer son rapport, Brandon décida de s’octroyer une pause. Il aurait donné beaucoup pour prendre un peu de sommeil. Mais il ne pouvait pas se le permettre. Pas tout de suite, à tout le moins. O’Brien s’attendait à lire son compte-rendu aussitôt qu’il déposerait le pied dans son bureau, ce matin, et il ne tolérait que très difficilement les retards. L’agent disposait encore de suffisamment de temps, mais il s’endormait comme une marmotte.
Il ne lui restait heureusement que ses recommandations à formuler pour la suite des choses, ainsi que les avances de fonds à calculer et à faire autoriser. Pour entrer dans les bonnes grâces des Adorateurs des Dieux profonds, Brandon avait dû se montrer enthousiaste à s’investir dans leur cause. Ce qui impliquait nécessairement la notion de fric – c’était inéluctable. Pour accélérer son processus de purification, il s’était donc engagé à leur verser – pour commencer – dix pour cent de son pseudo salaire. Ses patrons paieraient, bien sûr, mais en contrepartie, ceux-ci mettraient de la pression pour que cela aboutisse rapidement à des résultats concrets.
Il décida de se rendre au Stancups du coin, jugeant qu’il terminerait quand même son compte-rendu avant l’heure de tombée. L’établissement étant ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leur excellent corsé lui permettrait de tenir au moins une heure supplémentaire. Une petite promenade de dix minutes à l’air frais lui ferait en outre du bien.
Sur ce, il ferma l’ordinateur, enfila un pull et sortit du studio après avoir fermé la porte à clé.
◊◊◊
(page 31)
2E DOSSIER
La Voie vers la Libération Éternelle
Bureaux de l’International Journal
Rue de Bercy, 12e arrondissement, Paris, France
Vendredi, 1er mai, 15h40 (heure locale)
Sophie Montfort délaissa le clavier de son ordinateur et massa l’arête de son nez pendant deux longues minutes en gardant les yeux fermés.
Son voisin, Julien Davoine, assis sur sa droite, devina tout de suite qu’elle était aux prises avec des réflexions qui l’attristaient. Depuis trois ans maintenant qu’il travaillait à côté d’elle, il avait appris à décoder quelques-uns de ses états d’âme. Ainsi, alors que pour la majorité des gens, ce geste révélait une fatigue passagère, pour Sophie, cela signifiait que ses émotions étaient ébranlées. Il connaissait même la cause de ce qui la tracassait en ce moment.
— Difficile à comprendre, n’est-ce pas, lui dit-il doucement ?
Sophie se tourna vers lui. Julien vit un reflet miroitant dans le fond de son regard – des larmes ?
— Quoi ? demanda-t-elle en tentant de se ressaisir.
— Oui, reprit-il. J’imagine que tu essaies de t’expliquer ce qui s’est passé dans la tête de cette jeune fille ? (Et comme elle ne répondait pas, il enchaîna.) Tu n’y arriveras pas, Sophie. Contente-toi de rapporter l’événement, comme d’habitude. Et saute à ton prochain sujet.
Julien faisait référence à l’article que sa consœur était en train de rédiger pour l’édition du journal du lendemain. Quelques heures plus tôt, vers 10h30, une étudiante universitaire de vingt-deux ans avait commencé par s’asperger d’essence dans une salle de bain de la station de métro Concorde. Elle était ensuite sortie sur la place publique et avait fait une cinquantaine de pas vers l’avant, comme un robot, à travers les klaxons des automobilistes surpris qui l’avaient contournée en catastrophe.
Puis elle s’était arrêtée. Et c’est alors qu’elle avait allumé un briquet et qu’elle s’était immolée devant une foule de badauds ahuris et horrifiés. Malgré l’intervention de courageux samaritains qui avaient réussi à éteindre les flammes en risquant leur propre existence, la jeune fille luttait encore en ce moment entre la vie et la mort à l’hôpital Saint-Louis. Si elle survivait, elle resterait à tout le moins avec de très graves séquelles.
— Comment peut-on en arriver là ? demanda Sophie, comme si elle se parlait à elle-même.
— C’est l’œuvre de cette secte de tarés dans laquelle elle était embrigadée, lui répondit froidement Julien. Lorsque les gens sont pris dans les griffes de ces malades, ils perdent complètement la raison. Ils deviennent cinglés.
— C’est tellement incompréhensible dans ma tête. Seulement que vingt-deux ans. Brillante universitaire, intelligente et tout. Et en être venue à accomplir ce geste de folie, tu te rends compte ? Et pourquoi au juste ? On n’en sait rien.
— C’est cette secte, que je te dis ! Ils lavent le cerveau des individus au point d’en fabriquer des fanatiques qui abandonnent toutes leurs facultés de jugement. Au moins, en ce qui la concerne, celle-là... Comment elle s’appelle, déjà ?
— Isabelle Deschamps.
— Non, pas la fille. La secte.
— Heu... Les Templiers du Feu Purificateur...
— Ouais, c’est ça. Les Templiers du feu de mes deux ! Il est à espérer que ce sera leur dernière victime. Il s’agit du troisième suicide de la sorte en six mois qui a un rapport avec eux en France. La police sera bien obligée de faire quelque chose de concret, cette fois. Du moins, c’est à espérer qu’ils s’y mettront enfin.
— Mais comment peut-on en arriver là, Julien ? Je ne comprends pas. Je te répète qu’elle était intelligente, cette fille. Elle terminait des études en architecture. J’ai lu les inepties de ces débiles mentaux sur Internet. Comment a-t-elle pu se laisser embarquer dans des bêtises pareilles ?
— C’est parce que tu ignores comment les sectes fonctionnent.
Intriguée par ces paroles, et surtout en prenant soudainement conscience que le ton de son voisin était très dur depuis le début de leur discussion, Sophie ne répondit pas tout de suite. Elle le scruta plutôt plus attentivement. Julien avait maintenant le regard fixé sur son écran d’ordinateur.
— On dirait que tu le sais, toi, émit-elle la constatation.
— Que je sais quoi ?
— Comment elles fonctionnent, les sectes.
— Je me suis un peu renseigné sur le sujet.
— Tu as déjà eu à écrire des articles là-dessus ?
— Non. Je l’ai fait par intérêt personnel.
— Par intérêt personnel ? insista-t-elle, de plus en plus curieuse par ses propos et par son attitude.
— Oui, finit-il par avouer. Lorsque je me suis fait larguer par la femme que j’aime, voilà quelques mois, à cause de l’une d’entre elles, j’ai voulu essayer de comprendre ce qui se passait à l’intérieur de ces regroupements de fanatiques...
◊◊◊
(page 49)
3E DOSSIER
La Loge Universelle des Nobles
Hôtel Stevenson
Rue Sainte-Anne, Québec, province de Québec, Canada
Mercredi, 13 mai, 12h00 (heure locale)
La rencontre avait été rapidement organisée. Cédric Bellefeuille s’était évidemment servi du numéro de téléphone personnel du ministre Paradis intégré dans son portable. Celui-ci avait en outre tout de suite accepté son invitation.
Cédric avait toutefois refusé que cet entretien ait lieu à son bureau officiel de la rue Laurier, à Québec, craignant que la pièce soit truffée de micros. Il était conscient d’être devenu paranoïaque depuis la mort de son père, mais il assumait pleinement ce comportement.
Aussi, lui avait-il demandé de le rejoindre à l’hôtel Stevenson, sur la rue Sainte-Anne, en plein cœur du Vieux-Québec, un endroit chic offrant une bonne table, et où plusieurs politiciens allaient se restaurer et prendre un verre pour se détendre. Et si on les voyait ensemble dans cet établissement, ils pourraient facilement donner le change : Cédric étant le neveu du ministre, ce lien de parenté rendait ce tête-à-tête normal ; et surtout après le tragique événement qui les avait frappés tous les deux.
Cédric remarqua que le chauffeur et garde du corps de son oncle était resté à l’extérieur ; sans doute à la prière de Paul. Celui-ci était un homme humble, et il détestait tout le flafla qui entourait sa fonction. C’était d’ailleurs pour cette raison – pour celle-là et pour bien d’autres – que Cédric l’avait toujours estimé à la même valeur que son propre père. La modestie faisait partie des qualités qui faisaient la noblesse de ces deux personnages à ses yeux. Ainsi que la probité.
— Comment vas-tu, Cédric ? demanda le ministre aussitôt assis, pendant que le serveur lui apportait un martini sans qu’il ait eu besoin de le commander.
— Autant qu’on puisse aller dans les circonstances, répondit celui-ci. Merci d’avoir accepté de me rencontrer, Paul. (Cédric appelait son oncle par son prénom ; ce qui n’enlevait rien au respect qu’il lui vouait.) J’apprécie beaucoup. D’autant plus que tu dois avoir un emploi du temps très chargé.
— Mais je t’en prie. Et puis d’ailleurs, si ça se trouve, je suis sûr que le tien est encore plus rempli. Je sais que vous ne comptez pas vos heures, vous autres, les enquêteurs de la police. Au fait, Cédric, j’espère que tu ne m’en veux pas d’avoir pris la responsabilité de ce ministère ?
— T’en vouloir ? Mais pourquoi t’en voudrais-je ?
Le ministre baissa le regard, embarrassé.
— Tu avais une entente avec ton père lorsqu’il occupait lui-même cette fonction, non ?
— Tu parles de celle d’avoir mis ma carrière en veilleuse pendant la durée de son mandat ?
— Oui. Ce n’était sans doute pas une situation facile à accepter.
Paul Paradis faisait référence au fait que Bernard Bellefeuille ayant été nommé à la tête du ministère qui chapeautait tous les corps de police de la province, voilà deux ans, il aurait été mal vu que son fils, qui faisait partie du service de police de la ville de Québec, ait bénéficié d’une promotion pendant ce temps-là ; et ce, même si ses compétences le lui auraient permis. Ce qui aurait paru comme une marque de faveur. Et ce qui n’était pas envisageable pour ni l’un ni l’autre. Et ce qui, en plus, se serait éventuellement avéré dangereux, si un journaliste avait mis son nez dans cette affaire.
— Tu te trompes, répondit fermement Cédric. J’étais parfaitement en accord avec cette entente. Tout d’abord parce que je venais tout juste d’obtenir mon poste de sergent-détective par mon mérite personnel. Et ensuite parce que j’aimais mon nouveau travail et que je ne visais pas plus haut avant un bon bout de temps.
— Mais il se pourrait que la même situation se présente une seconde fois du fait de ma propre nomination. Je ne me suis pas encore renseigné sur ce que contient la loi sur l’éthique par rapport aux liens oncle-neveu.
— Et ne vérifie rien de la sorte. Ma position actuelle est exactement la même qu’avec mon père. C’est-à-dire que j’adore toujours mon job d’enquêteur. Et puis, de toute façon, même si je désirais avoir le grade de lieutenant, je ne pourrais pas espérer l’avoir avant quelques années. Dans ces conditions, tu vois : tout est parfait. Ça te rassure ?
— Ce n’est donc pas pour ça que tu as demandé à me rencontrer ?
— Hein ? Pas du tout.
— Ah bon...
— Non, je tenais plutôt à te parler d’un autre sujet. Un sujet beaucoup plus... beaucoup plus délicat, disons. Et ce que je m’apprête à te révéler est strictement personnel.
— Je t’écoute.
— C’est... c’est à propos de mon père, justement, commença-t-il enfin, pour casser la glace.
— De Bernard ?
— Oui, de feu ton beau-frère. Je ne sais pas trop comment aborder l’affaire. Alors, si tu permets, j’y vais directement en te posant une question.
— Laquelle ?
— Est-ce que mon père t’aurait déjà confié avoir reçu des menaces ? Un peu avant son décès, surtout.
— Quelles sortes de menaces ? De mort ?
— De n’importe quelle nature. Et provenant de n’importe qui. Incluant des courriers ou des appels anonymes.
— J’ai cru comprendre qu’il en recevait quelquefois, en effet, par voie électronique. De la part de cinglés, évidemment. La fonction qu’il occupait était sujette à ça. Même moi, à la Culture et aux Communications, j’en recevais quelques-unes de temps en temps. Mais il y a des gens compétents aux services de sécurité qui s’en chargent. C’est dans leurs tâches courantes. Et c’est toujours vite réglé. Pour en revenir à Bernard, il m’en glissait effectivement un mot de temps à autre, mais sans jamais s’en faire avec ça.
— Récemment ?
— Non, pas que je me souvienne.
— Et à sa sœur ? Penses-tu qu’il se serait confié à elle à ce propos-là ?
— À Catherine ?
— Oui, à Catherine, ta femme. Aurait-elle eu vent de quelque chose de ce genre, à ton avis ?
— Elle ne m’en a jamais rien dit, en tout cas. Je vérifierai quand même ce soir avec elle, d’accord ?
— J’apprécierais.
— Pourquoi me poses-tu ces questions, Cédric ? T’aurait-il appris, à toi, qu’il recevait des menaces ?
— Pas directement, non. Mais il semblait très nerveux durant les derniers jours. La journée de… de l’accident, il m’avait même appelé pour me demander si nous allions bien, moi, Nicole et notre fille. Il était très fébrile. Sa voix tremblait. Je ne l’avais jamais senti comme ça. J’aurais juré qu’il avait peur que quelque chose nous soit arrivé, à nous... sa famille.
— Et puis ?
— Et puis, rien. Il ne pouvait pas me parler plus longtemps. Et il avait raccroché rapidement. Et la nuit suivante, il y a eu l’événement.
— Et qu’est-ce que t’en conclus ?
— Rien pour le moment. Je tente juste de m’expliquer ce qui s’est passé ce jour-là. Et peut-être aussi les précédents.
— J’ai l’impression que tu ne me racontes pas tout.
— Je m’en fais probablement pour rien.
— Mais encore ?
— J’associe ce comportement anormal avec... avec l’événement.
— Oui, ça, je l’ai saisi. Mais quel lien fais-tu entre les deux ? On dirait que tu soupçonnes que ton père... (Paul Paradis déglutit bruyamment avant de poursuivre.) Est-ce que tu essaies de me faire comprendre que Bernard ne s’est pas suicidé ?
— Je te répète que je n’ai qu’une vague intuition.
Cette fois, le nouveau ministre de la Sécurité publique prit une longue gorgée de son martini en fixant son neveu avec des yeux démesurément ouverts avant de reprendre :
— Tu penses... Tu penses qu’il aurait été… quoi ? Assassiné ?
— C’est l’impression que j’ai, effectivement.
VOUS SOUHAITERIEZ SAVOIR COMMENT
CES TROIS DOSSIERS ÉVOLURONT
ET S'AMALGAMERONT ÉVENTUELLEMENT ?