Extrait --- L'odyssée amoureuse de Sissi Bissonnette
LE CANDIDAT BÉLIER
- courageux, impulsif et fougueux -
comment j’ai transité d’un rêve plutôt chaud
à une réalité encore plus chaude
Lorsque l’une de mes deux paupières s’est soulevée avec difficulté dans les ténèbres de ma chambre, j’ignorais encore totalement que j’étais en train de vivre l’épisode le plus dramatique, le plus sublime et le plus décevant de toute mon existence.
Dramatique étant donné que je n’étais qu’à quelques instants de mon trépas. Sublime à cause de la façon dont ce tragique dénouement a finalement été évité, et à cause – surtout – de tout ce qui en a découlé par la suite. Et décevant du fait de la chute en queue de poisson de toute cette aventure au bout du compte.
Intrigant, non ? C’est le moins que l’on puisse dire.
Je raconte cette histoire telle que je l’ai vécue à partir de ce moment, donc, où l’une de mes deux paupières s’est soulevée avec difficulté dans les ténèbres de ma chambre.
J’émergeais alors d’un rêve dans lequel je tentais désespérément de replonger. Et avec raison, d’ailleurs, car dans celui-ci, je venais de faire l’expérience d’une étreinte torride avec un dieu grec, et nous n’en étions malheureusement qu’aux préliminaires de nos ébats.
Comme cela faisait maintenant un an que j’étais – de nouveau – célibataire, et comme le manque d’affection m’était de plus en plus pénible à supporter, je m’efforçais évidemment de me raccrocher comme une damnée à ce succédané de liaison amoureuse que mon subconscient m’avait offert en cadeau, pour me l’enlever presque aussitôt. Mais j’étais incapable de retourner dans le pays des songes. Probablement à cause de mon subconscient, toujours, qui m’incitait cette fois à saisir mentalement quelque chose de beaucoup plus important.
Bref, c’est pour cette raison que j’ai été d’une lenteur désespérante à comprendre ce qui se passait autour de moi. Trois indices étaient pourtant présents pour que je percute. Et vite.
Le premier était la chaleur anormalement élevée qui sévissait autour de moi. En fait, j’étouffais littéralement, et je transpirais comme si j’avais couru un marathon sous un soleil de plomb. Mais je reliais cette sensation à ce rêve duquel je venais d’être expulsée. « Torride » l’ai-je qualifié plus haut. Ce n’était pas des paroles en l’air. J’en avais encore des palpitations.
Le deuxième était cette fumée qui tournoyait entre mes deux yeux maintenant à demi ouverts et l’écran de mon réveille-matin qui, lui, en plus, n’affichait plus ses chiffres lumineux habituels. Mais pour cet indice-là, j’avais aussi des circonstances atténuantes : j’associais cette fois ce phénomène à la brume évanescente qui obscurcissait mon esprit : nous étions en plein cœur de la nuit, quand même, et j’avais toujours été une dormeuse profonde.
C’est le troisième signe qui m’a forcée à revenir dans la réalité une bonne fois pour toutes, et même à me redresser d’un bond : l’odeur. La pièce était en effet envahie d’un insistant effluve de brûlé. Ce qui était tout à fait inusité. Et ce que ma petite tête de linotte ne pouvait plus ignorer désormais.
Je me suis donc redressée d’un bond, oui. Et l’odeur m’a prise davantage à la gorge. Et je me suis mise aussitôt à tousser en crachant mes poumons.
Comme je n’y voyais rien, j’ai tendu un bras tremblant vers ma lampe de chevet. Mais elle ne s’est pas allumée : panne d’électricité. Ce qui expliquait également l’absence des chiffres lumineux sur mon réveille-matin électronique.
Une équation logique extrêmement évidente s’est alors affichée sur l’écran de la calculette qui me tenait encore lieu de cerveau : manque d’électricité + chaleur excessive + odeur de brûlé + fumée + difficultés à respirer = situation où il me fallait obligatoirement paniquer.
Et c’est là, enfin, que celle-ci – la panique – s’est emparée de moi, car je venais de saisir en une nanoseconde qu’il y avait le feu dans mon logement !
◊◊◊
comment j’ai fait preuve de courage
avant de brûler vive de toute façon (comme Jeanne d’Arc, par exemple)
Je me suis levée en attrapant instinctivement l’un des quatre oreillers qui garnissaient mon lit et je l’ai plaqué contre mon nez. La sensation de suffoquer en aspirant de la fumée a été aussitôt remplacée par celle de manquer d’air. Ce qui n’a guère été utile pour me calmer. Ni pour me garder éventuellement en vie, aussi, sans aucun doute. Mais je me suis néanmoins élancée vers l’avant en conservant cet objet collé contre ma figure, au risque de m’évanouir par manque d’oxygène.
Les ténèbres n’étaient pas totales dans la chambre. Mais pas loin. Une lueur rougeoyante provenait de derrière l’épais rideau tendu sur toute la longueur de ma fenêtre et diffusait une lumière blafarde dans la pièce envahie de vapeurs toxiques. Je m’y suis dirigée et j’ai tiré la tenture dans un large et ample mouvement.
J’ai reculé en hurlant : une monstrueuse flamme dansait juste de l’autre côté de la vitre en me faisait de grandes simagrées. Et si elle ondoyait de la sorte à moins d’un mètre de mes yeux affolés, et si elle allait du bas vers le haut, c’était nécessairement parce qu’elle prenait sa source dans l’appartement en dessous du mien – sous mes pieds, donc !
J’ai tourné le dos à cette scène de cauchemar. Si j’avais eu l’idée farfelue d’emprunter cette ouverture dans le but de sauter dans le vide – plus de dix mètres –, c’était foutu de toute façon. Il me fallait maintenant trouver une seconde issue. Je me suis dirigée en tâtonnant vers la porte de ma chambre.
La pièce avait beau être dorénavant éclairée à giorno par cette flamme qui léchait la fenêtre, il n’en restait pas moins que je n’y voyais toujours à peu près rien à cause de la fumée. Celle-ci assiégeait toute la place. Elle se faufilait en outre insidieusement sous l’oreiller en me brûlant de plus en plus la gorge, et elle m’obligeait à garder les yeux presque totalement clos.
La porte de ma chambre était non seulement fermée et verrouillée, mais il y avait aussi une chaise appuyée en biais contre le battant, et dont le dossier était inséré sous la poignée. C’était tout moi, ça, en passant : lorsque je dormais seule – comme je le faisais depuis un an maintenant –, j’avais toujours la hantise qu’un prédateur pénètre en catimini dans mon appartement durant mon sommeil et qu’il me surprenne dans mon lit, et qu’il me viole, et qu’il me torture, et qu’il m’assassine. Cela expliquait ces précautions paranoïaques que je prenais chaque soir avant de me coucher.
J’ai entraperçu une lueur rougeoyante dans l’interstice sous la porte. Et j’ai compris que le feu sévissait également juste de l’autre côté. Seigneur, Jésus, Marie, Joseph ! ai-je invoqué dans l’espoir d’être entendue par au moins l’un de ces saints personnages. Devais-je l’ouvrir, cette porte, tout bien considéré ? Mon instinct me disait que non. Mais avais-je le choix ? Je ne l’avais pas. Je devais courir le risque de m’échapper par là. C’était mon unique issue.
Au passage, je me suis emparée de l’un de mes nombreux soutiens-gorges qui trainaient par terre afin de m’en servir comme d’un linge pour la suite des choses. Allez savoir pourquoi, mais j’ai eu en effet la présence d’esprit de supposer que la poignée pouvait être brûlante.
J’ai enlevé la chaise qui bloquait la porte, j’ai tourné la poignée en faisant très attention de ne pas toucher directement le métal, et j’ai tiré doucement le panneau en m’attendant à ce qu’une boule de feu se jette sur moi – j’avais souvent vu cette scène-là dans des films.
Il n’y a eu aucune boule de feu. Mais le spectacle n’en était pas moins terrifiant pour autant.
Ma chambre s’ouvrait sur un couloir dont le côté gauche menait vers le balcon avant, tandis que le droit conduisait vers le reste de l’appartement, c’est-à-dire vers une deuxième chambre, la cuisine, la salle de bain et le balcon arrière. En face de moi, de l’autre côté du mur, se trouvait le salon. L’incendie avait envahi tout le côté gauche du passage, et il sévissait également dans le salon étant donné que les flammes pourléchaient tout le mur qui m’en séparait à peine un mètre devant moi.
Cette vision m’a fait hurler encore une fois comme une possédée. Ce qui m’a aidée à prendre tout de suite une initiative sans réfléchir : j’ai bondi vers la droite en espérant ne pas me transformer en torche vivante. J’ai réussi à me faufiler entre deux langues de feu. La chance du débutant, sans doute. Mais il était moins une : si j’avais ouvert cette porte une minute plus tard, la voie m’aurait été complètement coupée et j’aurais été obligée de battre en retraite dans la chambre en attendant d’y finir mes jours – ou plutôt mes minutes.
Je me suis dirigée vers la cuisine à l’aveuglette en vomissant mes entrailles. Je n’en pouvais plus : l’oreiller qui était toujours plaqué contre mon nez n’était plus suffisant pour me protéger de la fumée qui saturait tout. J’ai néanmoins continué à avancer. Mais je n’ai pas été longue à me rendre compte que c’était peine perdue de toute façon : la cuisine était également la proie de l’incendie. Et dans cette pièce se trouvait mon ultime porte de sortie – sans jeu de mots : celle qui donnait sur le balcon arrière, où je n’avais plus accès.
Peu importait où mon regard se portait tout autour de moi, je ne voyais plus maintenant rien d’autre que de la fumée qui m’enveloppait de toute part et des flammes qui m’enserraient de plus en plus près. J’allais bel et bien rendre l’âme ici, au milieu de mon appartement. L’on retrouverait mon squelette calciné sous les décombres le lendemain matin, et l’on ne m’identifierait que grâce à mon dossier dentaire.
Je suis tombée par terre, à genoux. Je voulais hurler de nouveau pour qu’on me vienne en aide, mais je n’en étais même plus capable : seuls d’inaudibles borborygmes s’exhalaient de mon gosier.
— Au secours ! ai-je néanmoins réussi à émettre dans un râle étouffé par mon oreiller et dans une dernière et ultime tentative de survie. Sortez-moi de là... Je suis trop jeune pour mourir...
Je considérais en effet que trente-deux ans – je les avais depuis à peine dix jours – équivalaient à un âge beaucoup trop précoce pour quitter ce monde. Et même si celui-ci ne m’avait surtout apporté qu’un lot d’amères déceptions, j’y étais malgré tout très attachée tout à coup. Ce qui correspond à un paradoxe, je sais, mais j’ai déjà lu sur Internet que dans un moment comme celui que j’étais en train de vivre, l’esprit humain a tendance s’adapter très rapidement aux nouveaux contextes qui se présentent à lui, quitte à renier sans aucun scrupule toutes ses précédentes opinions.
Après cette inutile supplique lancée dans le vide au milieu de l’incendie et de mes sanglots, j’ai laissé tomber l’oreiller qui ne m’offrait plus qu’une illusoire protection contre l’asphyxie. J’ai de ce fait inspiré une immense bouffée de fumée, et j’ai senti mes poumons exploser sur le coup.
Avant de sombrer dans les pommes, j’ai eu le temps d’entrevoir une vision céleste à travers les flammes devant moi. J’ai tout d’abord aperçu la porte de la cuisine qui s’ouvrait toute grande. J’ai cru que c’était à cause du vent.
Mais ce n’était pas le vent.
C’était un ange.
Un ange qui traversait maintenant la muraille de feu et qui volait vers moi toutes ailes déployées...
◊◊◊
comment j’ai tenu à sauver mon honneur
pendant qu’un héros s’évertuait à sauver ma vie
Je n’ai pas été inconsciente longtemps. À peine quelques minutes. Je le sais, car lorsque je suis revenue à moi, je me trouvais toujours au milieu des flammes, à l’entrée de ma cuisine, et couchée par terre. Mais au lieu d’être seule et en train de cuire, j’étais dans les bras d’un homme ! Un homme qui était penché sur moi et qui pressait un masque à oxygène contre mon nez et ma bouche. Et qui me souriait !
— Il était moins une, hein, ma p’tite dame ? m’a-t-il simplement dit comme si nous étions dans un bar à l’heure de l’apéro et qu’il s’apprêtait à me draguer en se donnant un air macho.
C’était un pompier. Et d’après ce que je pouvais en juger à travers la fumée et toute l’eau qui obstruait ma vue à cause de l’irritation dont mes yeux étaient la proie, cet homme était nul autre que celui avec lequel je me préparais à faire l’amour juste avant de me réveiller tout à l’heure. Je rêvais sans doute encore, d’ailleurs. Ou bien j’étais morte et j’étais déjà rendue au paradis tandis que mon corps physique finissait de se consumer dans mon ancien monde. Cela avait du sens étant donné que ce type ressemblait également à s’y méprendre à un jeune guerrier de la Bible. Mais dans ce cas, il y avait anguille sous roche, car le décor autour de moi correspondait davantage à l’enfer qu’au paradis.
— Bon, maintenant, sortons d’ici, d’accord ? m’a-t-il invitée.
Et sans attendre ma réponse à sa question, il m’a redressée comme si je pesais une plume.
— Je vais vous lancer sur mon épaule, m’a-t-il avertie. Comme une poche de farine. Tenez-vous bien.
— Non !
C’est moi qui avais crié de la sorte. Et je m’étais en même temps agrippée à lui pour l’empêcher de procéder comme il m’avait prévenue.
— Mais qu’est-ce qui vous prend ? m’a-t-il demandé, évidemment surpris.
— Je ne peux pas sortir comme ça !
— Que voulez-vous dire ?
— Je suis à moitié nue...
Une réaction toute féminine, sans doute. Malgré la précarité de ma situation, en dépit du fait que j’étais à deux doigts de la mort, et bien que je mettais également la vie de mon sauveur en péril, je venais en effet de prendre conscience que je n’étais revêtue que de ma nuisette à demi transparente qui ne descendait à peine que sous la limite extrême de mon fessier ; et que je ne portais pas non plus de petite culotte. Et maintenant que j’y pensais, un coup d’œil furtif au-delà de mon nombril m’a fait réaliser que cet homme pouvait admirer mon intimité en toute quiétude depuis son irruption dans la cuisine.
Quoi qu’il en soit, les idées soudainement empreintes d’une extraordinaire lucidité dans les circonstances, je m’étais visualisée sur les épaules de ce pompier, à l’extérieur, le postérieur en l’air, et donnant celui-ci en spectacle à tous les badauds qui devaient être rassemblés dans la ruelle. Or, il n’en était pas question !
Plutôt que de s’impatienter, ce modèle de bravoure et de compréhension a eu une réaction qui m’a rassurée : il m’a souri en coin.
— OK, je vois votre souci. Tenez le masque contre votre figure, d’accord ? Je reviens tout de suite. Ne bougez pas.
Et il s’est relevé. Il avait un extincteur chimique dans les mains. Il a vaporisé rapidement les alentours. Ce qui a fait reculer les flammes de quelques mètres. Il s’en est ensuite servi pour se frayer un passage vers la chambre d’amis dans laquelle il s’est engouffré sans aucune hésitation. Il n’y est resté que cinq secondes à peine. Il en est ressorti avec la couette du lit dans ses bras.
— Bon, levez-vous, m’a-t-il ordonné d’un ton calme, mais duquel je percevais néanmoins qu’il y avait urgence dans la demeure. Et enveloppez-vous là-dedans.
Ce que j’ai fait gauchement, aidée par mon héros, car je tenais toujours le masque à oxygène contre mon nez et ma bouche.
— Maintenant, laissez-vous aller et faites-moi confiance. Dans moins d’une minute, nous serons tirés d’affaire.
Et hop ! je me suis retrouvée sur son épaule, le cul en l’air, comme j’avais imaginé la scène tout à l’heure, mais en sachant désormais que mon honneur serait sauf quoi qu’il advienne. Étant donné que j’avais la tête en bas, je ne voyais plus que le dos de mon pompier. Mais je devinais ce qui se déroulait au fur et à mesure que nous avancions.
Il nous a ouvert un passage vers la porte à l’aide de l’extincteur. Et j’ai enfin senti du froid sur mes joues – c’était le 1er avril. Nous étions rendus sur le balcon. Il a aussitôt entrepris de descendre les escaliers. Nous frôlions tous les deux les flammes qui sortaient par les fenêtres à côté de nous.
Une fois parvenus sur la terre ferme, au milieu d’une orgie de lumières de toutes les couleurs – c’étaient celles des gyrophares des autopompes et des voitures de police –, il m’a transporté loin du danger en même temps que j’entendais confusément des applaudissements et des cris de joie tout autour de nous.
Puis des bras m’ont agrippée et m’ont étendue sur une civière. Une femme et un homme se sont penchés sur moi en s’activant à me sangler et à me plaquer eux aussi un masque à oxygène sur le nez.
— Ça va aller, madame, m’a rassuré la femme. Vous n’avez plus rien à craindre.
Au moment où ils me montaient dans l’ambulance, j’ai aperçu l’homme, le pompier, mon demi-dieu. Il était debout à côté de moi. Et il m’a piqué un clin d’œil avant de me tourner le dos et de s’en retourner vers le brasier en courant.
Ça a été ma dernière vision du monde concret avant ma perte de conscience.
Pour un très long moment, cette fois.
◊◊◊
comment je suis revenue à la vie dans un lieu
où je n’étais pas destinée à demeurer longtemps
Je me suis réveillée à l’hôpital, étendue sur un lit, avec un cathéter enfoncé dans l’avant-bras, quelques électrodes branchées sur ma poitrine et un embout de plastique inséré dans les narines qui insufflait de l’oxygène vers mes poumons.
Je me trouvais dans une salle où d’autres gens étaient couchés eux aussi, comme moi, sur des lits, et vraisemblablement très mal en point.
— Dieu soit loué ! s’est écriée une voix féminine au très fort accent français et qui m’a fait sursauter. Te revoilà enfin ! Non, mais quelle frousse tu m’as fichue !
J’ai aperçu mon amie Loulou qui est apparue de nulle part.
— Où suis-je ? ai-je demandé d’une voix empâtée et enrouée, comme dans les films, et alors que je connaissais très bien la réponse, au fond.
— Aux soins intensifs de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, m’a-t-elle confirmé. Mais ne t’en fais pas. Tu n’as rien de sérieux. Aucune brûlure. Rien. Tu as juste été incommodée par la fumée. C’est un véritable miracle. Je n’en reviens pas !
Je n’ai rien répliqué. Je n’avais donc pas rêvé toute cette aventure. L’endroit où j’étais étendue me le prouvait. Et les paroles de ma copine également. Ainsi que la douleur lancinante dans ma gorge. Un incendie avait bel et bien eu lieu dans mon immeuble. Et si j’étais vivante, c’était sûrement parce que j’avais été sauvée des flammes par... par mon dieu grec !
Tout cela était parfaitement incroyable. Hier soir, je m’étais couchée dans mon lit en m’enfermant à double tour dans ma chambre, comme d’habitude, de crainte qu’un prédateur éventuel s’introduise dans mon appartement durant la nuit dans le but de me violer, de me torturer et de m’assassiner. Et je me retrouvais ce matin dans un hôpital. Et je n’avais probablement plus rien à moi : ni logis ni biens matériels.
Mais était-ce bien le matin, justement ?
— Quelle heure est-il ? me suis-je enquise.
— Il est 9h00. Tu t’es endormie comme une morte dans l’ambulance, parait-il. Le médecin a dit que c’était à cause du choc nerveux, mais que ce n’était pas grave.
— Comment ça s’est terminé, tout ça ?
— Ton triplex a été rasé, ma fille ! Totalement. Il n’en reste même plus une brindille.
— Et les autres ? Doris et Jean-Marc ? Et monsieur Blais ?
Doris et Jean-Marc étaient mes propriétaires. Ils vivaient au rez-de-chaussée. Monsieur Blais louait quant à lui l’appartement du premier, sous le mien.
— Tour le monde va bien, ne t’inquiète pas pour eux. Ils se sont réveillés grâce aux alarmes, et ils ont pu sortir à temps. Mais pas toi, apparemment. Tu n’as vraiment rien entendu ?
— Rien de rien. Mais tu sais comment je dors comme une souche.
Je ne me souvenais pas d’avoir entendu aucune alarme, effectivement. Mais la mienne s’était-elle seulement déclenchée ? Tout était tellement confus dans ma tête. Sauf une chose qui était toujours très claire : les beaux grands yeux gris et l’attitude décontractée et rieuse de mon sauveur.
— C’est Doris et Jean-Marc qui ont averti les pompiers que tu étais probablement encore en haut. Tu leur dois la vie, à ces deux-là. Non, mais quelle histoire ! Combien de fois je t’avais prévenue que ce bâtiment était trop vétuste et que tu vivais dans une bombe à retardement ? Hein ? Combien de fois ? Mais non ! Rien à faire. Je parlais dans le vide, comme d’habitude. Et voilà où tu en es, maintenant : tu as failli bruler vive, putain ! Tu te rends compte de la chance que tu as eue ?
— Calme-toi, Loulou. Personne n’a été tué ou blessé. C’est ça l’important, non ?
— Si tu le dis !
Mon amie n’avait jamais été du genre totalement stoïque, mais elle était beaucoup plus agitée que d’habitude. Le choc nerveux, sans doute, pour elle aussi. Cela dit, elle avait raison : quelle aventure, en effet !
Par contre, je me trouvais moi-même étrangement dégagée dans les circonstances. Comme si je n’étais pas impliquée dans cette histoire. Ou comme si je m’en distançais. Peut-être cet état était-il dû à des médicaments que l’on m’avait injectés pendant que je dormais ? Si c’était le cas, la folie me rejoindrait alors fatalement un moment donné, comme les tsunamis qui déferlent plusieurs heures après les tremblements de terre. Il me faudrait donc demeurer en état d’alerte pendant encore quelque temps.
— J’ai appelé ta mère et ton frère pour les avertir et les rassurer, ai-je entendu en revenant dans le temps présent. Je leur ai dit que ce n’était pas nécessaire qu’ils se déplacent jusqu’ici étant donné que tu n’avais rien.
— Merci. C’est gentil de ta part. Je les rappellerai avant la fin de la journée. Et le pompier ?
— Le pompier ? Quel pompier ?
— Celui qui m’a sauvé la vie. Il va bien ?
— Mais je n’en sais rien, moi ! J’imagine que oui. Tu lui dois une fière chandelle à celui-là aussi, en passant.
— Tu connais son nom ?
— Au pompier ? Aucune idée !
Loulou me regardait comme si j’avais posé la question la plus incongrue de l’univers dans les circonstances.
— Je sors quand d’ici ? ai-je enchainé du coq à l’âne. Ils t’en ont parlé ?
— Sans doute tout à l’heure. Le médecin veut t’examiner une dernière fois avant de donner son accord.
— Est-ce que je pourrai rester chez toi en attendant de régler mes affaires ?
— Mais bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais te laisser dormir dans la rue ? Et tiens, avant que j’oublie : je t’ai apporté quelques-unes de mes fringues. Même si elles ne sont pas ton style, tu pourras au moins te rendre dans un magasin avec autre chose que ta nuisette pornographique sur le dos.
— Merci, Loulou. Heureusement que tu es là.
— Je ne te le fais pas dire ! Mais pour que je te sois vraiment utile, faudrait juste que t’écoutes mes conseils de temps en temps.
— C’est pourtant ce que je fais.
— À d’autres ! Si c’était le cas, tu ne serais pas branchée sur tous ces appareils après avoir failli mourir !
◊◊◊
comment un sentiment très particulier
a transcendé un choc post-traumatique
Les jours qui ont succédé cette dramatique nuit ont été passablement occupés. J’ai dû tout d’abord contacter mes assurances afin de les avertir de ma situation. Ma situation qui était par ailleurs bel et bien celle que j’avais entrevue en pensée lors de mon réveil sur mon lit d’hôpital.
Dès que le médecin m’avait eu donné mon congé, la même journée, je m’étais rendue directement sur les lieux de l’incendie et j’avais constaté de visu que Loulou n’avait pas menti : du triplex dans lequel j’avais vécu pendant les quatre dernières années – depuis mon divorce –, il n’en restait plus maintenant qu’un amas de décombres fumants. Probablement à cause d’un court-circuit, disait-on. L’enquête le confirmerait éventuellement.
Par conséquent, tout ce qui m’appartenait se trouvait là, devant moi, mais réduit à l’état de cendres, à l’exception de ma Titinne, une Fiat 500 dont j’étais attachée, et qui était toujours garée dans la rue. Et dire que j’étais passée à un cheveu de faire moi-même partie de cette hécatombe !
Aux assurances, je suis heureusement tombée sur un type qui était gentil, très compréhensif et hyper efficace. Il m’a fait un topo détaillé de la procédure que je devais mener dans le but de retrouver ma vie d’antan.
L’une de mes premières démarches a consisté à me mettre à la recherche d’un nouveau logement. Dans la foulée, il a fallu que je fasse le tour des magasins de meubles et que je me renfloue en un millier d’accessoires de première nécessité ; ceux-ci allant d’une télévision, par exemple, jusqu’à une banale brosse à cheveux. La liste était sans fin, et j’y passais tous mes temps libres. Et tout cela pendant que je continuais à travailler du matin au soir dans mon bureau du gouvernement, et que j’étais l’invitée provisoire de mon amie Loulou dans son condo de la rue Saint-Jacques Ouest.
J’effectuais ce sprint à la vitesse grand V. De cette façon, mes achats étaient souvent décidés sous le coup de l’impulsion du moment, car j’avais hâte de me réinstaller dans mes propres pénates. Loulou était très chic à mon égard, mais je ne voulais quand même pas abuser de sa générosité en squattant trop longtemps son intimité. Malgré tout, je resterais chez elle pendant un mois ou deux minimum, selon toute vraisemblance.
D’autre part, le tsunami psychique que je redoutais tant n’est pas survenu en fin de compte. C’est-à-dire que je n’avais subi aucun choc post-traumatique à la suite du malheur que j’avais vécu. Ma copine n’en revenait pas de ma force de caractère sur ce coup-là. Et moi non plus, d’ailleurs. Mais lorsque je prenais la peine de réfléchir à mon surprenant détachement, je le reliais sans hésiter à cet autre étrange phénomène que j’expérimentais depuis la fameuse nuit où j’avais été tout près de passer ad patres.
Si je me sentais si bien dans les circonstances, si je me sentais si légère et si confiante, c’était sans doute parce que j’étais imprégnée d’un nouveau sentiment. Un sentiment parfaitement incongru, mais qui dédramatisait tout le reste de mes contingences émotives et matérielles. En fait, un seul et unique aspect de ma vie avait désormais de l’importance depuis l’incendie qui avait failli me transformer en un minuscule tas de cendres : celui de mes amours...
J’étais en effet amoureuse. Amoureuse d’un homme dont je ne connaissais même pas le nom. Amoureuse d’un visage flou. Amoureuse d’une icône, d’un avatar, d’un demi-dieu évanescent trônant quelque part tout en haut d’une montagne inaccessible.
Pour la première fois de mon existence, j’avais été frappé par un authentique coup de foudre. M’enfin, je dis « première fois », alors que c’est tout à fait faux. Mais c’était à tout le moins la première fois que je vivais ce phénomène de cette façon si subite et si intense.
Il n’y avait aucune équivoque sur ce qui m’arrivait. Tous les symptômes y étaient passés tour à tour au cours des derniers jours : la brutalité du choc initial, les papillons dans le ventre, les palpitations, les bouffées de chaleur, les soupirs à n’en plus finir, les pensées obsessionnelles, mon état lunatique, mes rougissements à la moindre remarque sur mon comportement, le grand sourire aux lèvres en toutes circonstances, l’impression de flotter hors du temps... Mettez-les tous.
Et c’était ce sentiment-là qui soutenait mon corps au niveau des pâquerettes depuis mon réveil à l’hôpital tandis qu’il faisait planer l’intérieur de ma tête très haut dans les nuages. Je n’habitais plus la planète Terre. Je déambulais désormais en voltigeant quelque part dans une autre galaxie.
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