Extrait --- La grande quête de Mathieu-le-fou
CHAPITRE SANS NUMÉRO
(début du cycle)
LE MAT
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Le Mat chemine dans l’univers sensible sans connaitre ni les causes de sa présence en son sein, ni sa finalité. Il va par devant lui, au jour le jour, au gré des circonstances et des égrégores qui s’agglutinent à lui. Sans une résolution délibérée de s’arrêter de tourner en rond et d’entreprendre la route de l’Initiation, il demeure un pantin, c’est-à-dire un homme avançant dans le sens de l’évolution, certes, comme tout le monde, mais sans sa propre volonté. |
Le récit dont j’amorce aujourd’hui la rédaction s’apparente à une manière de quête personnelle. Mais attention : je ne fais pas ici référence à un cheminement peinard, comme, par exemple, de chercher à régler une névrose agaçante dans le cabinet d’un psychothérapeute à raison d’une heure ou deux par semaine.
Non. Il est plutôt question de cette sorte de voyage cabalistique que nous entreprenons à notre insu, inconscients de la trame qui se joue dans les abysses de notre âme, ballottés jour après jour par des événements déroutants, et marqués à vie par des rencontres transcendantes. En d’autres termes, je fais allusion au travail invisible d’une puissance divine qui nous pousse vers l’avant et qui, au bout de bien des années, métamorphose finalement la chenille que nous sommes tous au départ en un papillon extraterrestre. Ce qui, à peu de choses près, est sans doute le cas de toutes les vies humaines ici-bas, sur notre planète.
Ce qui à tout le moins a été le mien, mon propre cas.
Je n’aurais toutefois jamais affirmé une telle chose lorsque j’étais immergé dans le processus. Et encore moins lorsque les circonstances se sont mises officiellement en branle, vers l’âge de vingt-deux ans. Tout d’abord, parce que ma conscience se trouvait alors dans un état altéré – il faut lire ici : parce que j’étais complètement paumé. Ensuite parce que la notion même de quête m’était totalement inconnue à cette époque. Je n’existais en effet à ce moment-là que pour la satisfaction de mes besoins immédiats, et rien d’autre ne m’importait que de m’alimenter et de me loger au jour le jour. Ce que je pouvais par ailleurs me passer très souvent.
Je dirais donc que je suis véritablement venu au monde alors que j’avais vingt-deux ans, ou dans ces eaux-là. Par un raisonnement similaire, je rajouterais que je viens tout juste de mourir. Mourir au figuré, s’entend, étant donné que je suis encore bien vivant puisque c’est moi qui écris ces lignes ! Entre ces deux événements, mon cheminement a parcouru une boucle. Je suis en effet – et étrangement – revenu à mon point de départ, aujourd’hui, d’une certaine manière. Car mon histoire a commencé par une errance sans but. Et elle se termine d’une façon identique.
J’entreprends ce récit au moment de la première de ces deux époques de vagabondage ; c’est-à-dire en narrant les circonstances de ma rencontre avec Bart.
Mais tout d’abord, et dans un souci d’une meilleure compréhension, je prends quelques minutes afin de me présenter et de raconter sommairement la vie que je menais avant de faire la connaissance de cet énigmatique et sympathique personnage.
◊◊◊
Alors, voilà : je suis Mathieu.
Mes camarades de classe m’appelaient Mathieu-le-fou. En raison sans doute de mon étrange comportement.
Mathieu est le prénom que mes parents m’ont donné à ma naissance. Du coup, c’est le seul héritage que j’ai conservé de ces deux personnes. Et puis d’ailleurs, lorsque les gens s’enquièrent encore aujourd’hui de mon identité, la plupart du temps, j’escamote ce prénom en ayant recours à son diminutif : Mat – prononcer Matt.
Et à ceux qui, à l’époque de mon errance initiale, insistaient pour connaitre mon nom de famille, je répondais n’importe quoi. Non pas parce que je voulais cacher ce nom. Non plus parce que j’en avais honte. Rien de tout cela. Tout bonnement parce qu’il avait graduellement disparu de mes souvenirs conscients, et ce, pour deux principales raisons : tout d’abord, parce que je n’y avais jamais attaché d’importance ; et ensuite parce qu’au fil du temps, il s’était dilué dans la mer des dizaines de noms de famille différents que j’avais inventés et utilisés au gré de mes rencontres pour me désigner.
Mais j’en ai finalement adopté un – un nom de famille. Bien obligé. Le chemin plus sérieux que j’ai entrepris à partir de mes vingt-deux ans, et dont je m’apprête à relater la trame, et les responsabilités qui allaient avec, m’y ont contraint.
Quant à mon prénom, pour en revenir à lui, je l’ai conservé tel quel jusqu’à aujourd’hui. Peut-être par sentimentalité. Mais peut-être pas non plus. Si l’on me forçait à le délaisser, je le ferais probablement sans aucun état d’âme. Exactement comme je viens tout juste de me délester de tous mes biens matériels, de toute ma fortune, de toutes les personnes qui me côtoyaient, et de toute ma notoriété.
Mais cela est une autre histoire que je raconterai en temps et lieu.
◊◊◊
Juste avant ma rencontre avec Bart, mon vécu ressemblait apparemment à celui d’un Américain du nom de Christopher McCandless [1] dont on m’a déjà rapporté la biographie. Biographie qui a même fait l’objet d’un bouquin, m’a-t-on également spécifié. [2]
Je ne veux pas dire par là que mon cheminement a été le même que le sien, car ce n’est pas du tout le cas. Je désire simplement souligner que nous avions beaucoup de points en commun lorsque j’avais son âge. À commencer par le départ précipité de la maison de notre enfance, en abandonnant – en rejetant, plutôt – tout derrière nous : biens et famille. Et comme lui, j’ai erré à travers le vaste monde sans un sou en poche, et en tournant définitivement la page de mon passé.
Mais là s’arrêtent les similitudes.
D’après ce qu’on m’a raconté, ce McCandless est demeuré en Amérique, alors que j’ai moi-même bourlingué partout sur la planète. Et il serait mort prématurément de faim dans le fond d’une région sauvage. En ce qui me concerne, je n’ai pas partagé cette tragique finalité. Et tant s’en faut. Le récit actuel relate justement ce destin qui a été le mien. Et qui a été fabuleux, d’une certaine manière, au contraire de ce pauvre bougre, qui n’a décidément pas eu de chance.
◊◊◊
À l’instar de ce McCandless, j’ai donc quitté très tôt la maison familiale. Et quand je dis « très tôt », ce ne sont pas des paroles en l’air. Je venais à peine de fêter mon quinzième anniversaire. C’était précoce, convenons-en.
Je me souviens que j’avais deux parents ordinaires, ainsi qu’un frère ainé et une sœur cadette. Nous n’étions pas riches, mais nous n’étions pas dans le besoin non plus. Je n’étais ni mieux traité ni moins que tous les enfants du quartier. En fait, rien n’explique rationnellement mon geste d’antan. Et je peux aisément imaginer toutes les questions et tous les remords qui sont passés par la tête de ma famille et de mon entourage au moment de ma disparition.
Les rares fois où j’y ai moi-même réfléchi, je ne suis parvenu à aucune réponse satisfaisante. Faute de mieux, j’en ai conclu qu’il y avait eu un malentendu divin à propos de mon incarnation. Les entités responsables de ma descente sur Terre s’étaient trompées de destination. Il s’était produit une erreur d’aiguillage, tout bêtement. Ce qui expliquerait pourquoi je ne me suis jamais senti concerné par rien tout au long de mon enfance : famille, ville, voisinage, rien. Ce qui expliquerait également mon attitude distraite et fantasque, et le surnom, Mathieu-le-fou, que l’on m’avait donné à l’école. Il était donc normal, sans doute, une fois la décision prise de quitter cet endroit, que j’aie irrévocablement coupé tous les ponts. Et que j’aie ensuite cherché – inconsciemment – ma véritable place dans l’univers.
Je me souviens aussi que j’avais laissé une lettre très succincte sur la table de la cuisine, avertissant que j’étais parti faire un tour du monde en solitaire, et de ne pas espérer mon retour avant longtemps, sinon jamais.
Depuis ma fuite de la maison en ce matin de week-end, je n’ai plus jamais eu de contacts avec mon ancien milieu. Je ne sais pas si l’on a essayé de me retrouver. Si c’est le cas – et ça l’est sûrement –, on n’y est pas parvenu, c’est un fait indéniable.
◊◊◊
Je suis parti à pied, ni vu ni connu. Et sans le sou. À quinze ans, l’on comprendra que je n’avais pas eu le temps d’acquérir mon permis de conduire ni d’amasser aucun argent de poche. Et je n’ai rien volé non plus dans la tirelire de mes parents. Je me suis élancé détaché de tout. Je n’avais qu’un sac à dos, qui était très léger, dans lequel j’avais fourré quelques vêtements de rechange et une brosse à dents. J’avais aussi apporté un vieux sac de couchage troué. C’est tout.
Il s’est néanmoins produit une chose curieuse au moment de mon départ, vers 5h00 du matin…
Notre chat, Constantin, un matou de gouttière que nous avions commencé à nourrir voilà quelques années et qui nous avait adoptés se trouvait sur le balcon. Il avait passé la nuit à l’extérieur de la maison, comme d’habitude, attendant qu’on le fasse entrer pour se précipiter sur sa pâtée près du frigo. Lorsque j’ai poussé le battant, il a oscillé d’avant en arrière, balançant entre le désir d’aller se goinfrer et celui de demeurer sur place. Je n’ai pas patienté longtemps. Après quelques secondes, j’ai refermé la porte et je me suis détourné, laissant le soin aux autres de s’en occuper eux-mêmes à leur réveil. Un peu plus loin, je me suis toutefois rendu compte qu’il s’était attaché à mes pas, en me suivant sur une distance de quelques mètres.
J’étais certain qu’il ferait demi-tour dès qu’il parviendrait au bout de son territoire. Une fois rendu à cet endroit, je me suis retourné pour lui lancer un dernier au revoir silencieux. Comme je m’en étais attendu, il s’était effectivement arrêté sur cette ligne stratégique. Il était assis et il léchait l’une de ses pattes en ne faisant aucun cas de ma personne. Et puis tout à coup, il a fait un bond devant lui, comme s’il franchissait une crevasse ou une frontière imaginaire, et il s’est mis à trottiner dans ma direction. Je me suis encore une fois détourné. C’était l’affaire de quelques minutes avant qu’il regagne quand même ses pénates pour de bon.
Eh bien, non…
À partir de cet instant, Constantin m’a suivi, et ce, malgré ma totale indifférence à son égard. Il m’a en fait accompagné dans toutes mes pérégrinations, et ce, même si je n’en ai jamais pris la responsabilité. Du coup, il s’est toujours débrouillé pour se nourrir lui-même et se faufiler partout pour ne pas me perdre de vue.
J’ai fait allusion tout à l’heure à ma rencontre avec Bart. Ce n’est que lors de cet événement que Constantin a mystérieusement disparu de ma vie.
J’y reviendrai, évidemment.
◊◊◊
Le premier matin de ma fugue, j’ai marché sur une longue distance. Après quoi, j’ai fait de l’auto-stop. Lorsqu’une voiture s’est arrêtée pour me faire monter, j’ai pris place sur la banquette arrière. Juste au moment de fermer la portière, Constantin a sauté dans l’auto. Et il n’a pas bougé de là de tout le voyage. Le type devant moi a tenté de nouer la conversation, mais je n’ai rien fait pour l’alimenter moi-même. Lassé par mon mutisme, il s’est ensuite contenté de conduire en haussant le son de la radio.
Constantin devait être affamé, mais il ne s’est pas plaint. Pas encore, du moins. Il a plutôt pris le parti de roupiller sur mes pieds ; une habitude qu’il a par ailleurs toujours conservée : celle de dormir sur mes pieds, si ce n’était carrément sur mes jambes.
Il m’est arrivé plusieurs fois depuis lors – et surtout récemment, c’est-à-dire depuis que j’ai entrepris ma toute dernière errance – de me remémorer cette première journée de cavale, alors que je n’avais que quinze ans, je le rappelle.
Je me souviens que j’étais complètement détaché de ma situation. Comme si je planais hors de mon corps. Je me sentais comme un nuage dans le ciel formé à partir de rien, et en attente de s’évaporer. Je ne vivais aucune émotion particulière : aucun sentiment de bien-être, aucun de délivrance, aucun de nostalgie, ni de peur. Rien.
Je n’avais par exemple aucun remords par rapport à ceux que je venais de quitter. Leur existence, leur inquiétude, leurs questionnements et leurs propres remords me laissaient parfaitement froid. D’aucuns associeraient sans doute cette attitude à une sorte d’extrême égocentrisme. Ce qui serait inexact du fait que mon sort personnel m’indifférait tout autant que le leur.
Je n’avais pas l’impression de me couper de mes racines, puisque je n’aurais pas été en mesure de dire lesquelles il s’agissait de toute façon. Et bien que je m’en allais dépouillé de tout, je ne m’en faisais aucunement pour l’avenir. Quand mangerais-je mon prochain repas ? En quoi consisterait-il ? Où coucherais-je le soir ? Ces préoccupations ne me gênaient aucunement. Tout s’arrangerait au fur et à mesure, et durant toute ma vie. Par exemple, peu après mon départ, j’avais eu besoin d’un véhicule pour me déplacer sur une longue distance. Et j’en avais trouvé un. Pas plus compliqué que ça.
Où me conduisait justement cette voiture ? Cela non plus n’avait aucune importance.
◊◊◊
Ce voyage sans but a duré environ sept ans.
Il m’a mené à travers une quarantaine de pays, peut-être. Je ne les ai jamais comptés. Il m’a obligé à baragouiner une dizaine de langues. Il m’a enseigné à me contenter de peu ; de rien, même. Il m’a appris à m’adapter à toutes sortes de circonstances. Il a été responsable d’une douzaine de disgracieuses cicatrices sur toutes les parties de mon corps. Il m’a montré comment me défendre et à quel moment prendre la poudre d’escampette. Mais jamais comment attaquer, cela étant contre ma nature.
Et tout cela à mon corps défendant, car je n’ai jamais rien demandé de la sorte. Pour ma part, je me serais satisfait d’avancer, de mettre un pied devant l’autre et d’admirer tous les paysages, beaux et laids, qui s’offraient à moi. Et de me nourrir de baies et de racines. Mais cela n’a pas toujours été possible étant donné que j’ai dû composer avec les humains qui se sont sans cesse retrouvés sur ma route, où que j’aille. Pas un seul recoin sur la planète, sauf dans certaines régions extrêmement inhospitalières, et encore, qui n’était habité par quelqu’un.
Je ne m’intéressais par ailleurs à mes semblables que pour les menus services qu’ils pouvaient me rendre : me véhiculer, par exemple ; ou me donner l’aumône afin que je puisse manger. À part ça, je m’en serais bien passé. J’étais un véritable asocial, dans tous les sens du terme.
Je dis j’étais, car cette vie de nomade que j’avais vécue à travers toutes ces contrées avait néanmoins réussi à percer – un peu – l’armure qui me tenait lieu de cœur. Au fil du temps, j’avais ainsi appris à parler aux autres ; à négocier avec eux ; à travailler pour eux ; et même à rire en leur compagnie. Ma fuite vers l’inconnu avait au moins été utile à ça. Et c’était déjà pas mal.
Avec le recul, je me suis rendu compte qu’elle m’avait également préparé à ce qui allait suivre. Par exemple, si Bart a pu capter mon attention lorsque je suis passé devant lui, c’est parce que j’avais préalablement commencé à regarder autre chose que les pieds des gens. Il m’arrivait en effet en certaines occasions – surtout vers la fin, disons – de les fixer dans les yeux.
Pas longtemps, d’accord, mais d’aucuns auraient considéré qu’il s’agissait là d’une véritable amélioration pas rapport à une certaine époque.
◊◊◊
Pendant tout ce temps-là, je n’irais pas jusqu’à prétendre que j’ai vécu en parasite. Mais pas loin.
Je vivotais au jour le jour. En mendiant, la plupart du temps. Mais également en travaillant minimalement lorsque les circonstances l’exigeaient. Je ne déployais jamais beaucoup d’efforts pour subvenir à mes besoins parce que j’en avais très peu, justement – de besoins. Je ne demandais qu’à manger, qu’à me véhiculer et qu’à dormir dans un endroit sec. Aussi, quand j’y étais obligé, je sautais des repas, je marchais et je roupillais à la belle étoile.
À peu de choses près, pendant ces sept années de vagabondage, je n’ai pris aucune responsabilité. Sauf lorsque j’ai dû bosser afin de gagner quelques sous. Jamais personne ne m’a sollicité pour que je lui rende un quelconque service, pressentant sûrement au premier coup d’œil qu’on ne pouvait aucunement me faire confiance. Je n’ai créé de ce fait aucune amitié, mais sans que cela ne me cause personnellement de préjudices.
Quant à Constantin, le chat de gouttière de mon ancienne famille qui avait décidé de m’accompagner et qui était sans cesse sur mes talons depuis ce temps, eh bien je ne m’en suis jamais occupé. Il s’était d’ailleurs mis rapidement à râler, celui-là, et pratiquement tous les jours, et sans arrêt, réclamant à manger, sans doute, ou à se reposer, ou même à retourner chez lui. Qu’en savais-je ? Pour le deviner, il aurait fallu que je tente de comprendre ses récriminations. Mais je n’en faisais jamais aucun cas. Il n’a jamais cessé de me laisser complètement indifférent, à vrai dire.
Jusqu’au jour où il est disparu. J’y arrive, j’y arrive…
◊◊◊
En sept ans, je n’ai accumulé concrètement aucun bien matériel. J’étais toujours en possession du même sac à dos que lorsque j’avais quitté la maison de mon enfance. Il contenait encore une brosse à dents – j’en chipais une à tous les six mois dans les magasins – et quelques vêtements de rechange. Je transportais également mon sac de couchage tout troué. J’avais en outre dégoté un vieux galurin dans une poubelle, qui me protégeait du soleil depuis des années. Et je trimballais finalement un bâton de bois qu’un clochard m’avait refilé un jour dans un instant de délire. Il me servait autant pour la marche que pour me défendre. C’était tout.
Je ne m’en suis jamais fait outre mesure avec mon indigence. Sauf une journée. Cela s’est passé quelques semaines avant ma rencontre avec Bart ; ce qui, en fait, je pense, n’était pas une coïncidence.
Je me trouvais alors dans une agglomération urbaine. Je ne sais plus laquelle. Une ville sale et moche du monde occidental, comme j’en avais vu des milliers d’autres de par le monde. Il faisait froid : environ cinq degrés centigrades ; et le vent accroissait la sensation de gel. Je reprenais d’ailleurs le large dès le lendemain à cause de cette température, justement.
Un moment donné, j’ai décidé de me reposer et de me protéger des rafales sous une porte-cochère. À une dizaine mètres devant moi, se tenait un jeune garçon d’une douzaine d’années, pas plus. Il n’était vêtu que d’un jean et d’un tee-shirt troué qui ne réussissaient évidemment aucunement à le réchauffer. D’une main, il empoignait un sac vert à ordures dans lequel étaient vraisemblablement enfouies quelques affaires personnelles. De l’autre, il tendait un gobelet de plastique en demandant l’aumône.
J’avais trop vu de mendiants au cours de mes pérégrinations pour que je m’attarde spécifiquement sur celui-ci. Aussi, mon regard s’est-il porté sur lui sans que je n’y attache guère d’importance. Du moins, durant les premières minutes.
Je me suis ensuite pris à l’observer plus attentivement. À l’observer, lui, mais surtout les badauds. En fait, le gosse grelottait comme un damné sous l’indifférence générale des passants. Il fixait droit devant lui, les yeux hagards, ne pensant apparemment à rien de plus qu’à survivre seconde après seconde. Et puis, au bout d’une quinzaine de minutes, il s’est couché par terre, directement sur le béton, et il s’est glissé difficilement dans le sac vert. À partir de ce moment-là, il n’en a plus bougé. Il était recroquevillé en position fœtale, la tête appuyée sur le ciment et tremblant comme une feuille.
Les badauds, vêtus de manteaux chauds, de gants et de bonnets de laine, passaient devant lui, la plupart sans même le voir. Quelques-uns jetaient un regard sur lui l’espace d’une seconde, mais sans s’arrêter. J’en ai remarqué deux qui ont stoppé en le fixant, perplexes, avant de se détourner et de se remettre à marcher.
Pour la première fois de ma vie, j’ai soudain été confondu par une terrible émotion de pitié et de colère. Je suis demeuré sur le pas de cette porte durant une demi-heure supplémentaire. Une demi-heure à vérifier si quelqu’un porterait attention à ce gamin en train de rendre l’âme sous leurs yeux. Je ne pouvais croire que ces gens nantis le laisseraient ainsi mourir sur une dalle de béton. C’était impossible !
Eh bien non : personne ne s’est arrêté. Le soir tombait, maintenant. Ce pauvre enfant allait crever dans l’indifférence générale. Normalement, j’aurais quitté cet endroit dans un état d’esprit similaire à tous ces badauds. Mais ce coup-ci, et sans que je ne comprenne absolument rien à mon attitude, je m’en sentais incapable. Et je me suis même décidé à le rejoindre.
Je me suis penché vers lui dans le but, tout d’abord, de m’assurer qu’il vivait toujours. Son corps n’était plus que tremblements convulsifs et claquements de dents.
— Redresse-toi un peu, bonhomme, lui ai-je dit en le forçant à s’asseoir. Attends un peu.
Je me suis départi de mon manteau et de mes gants, me retrouvant moi-même en tee-shirt, et je l’ai aidé à les enfiler. J’ai pris en outre quelques minutes à lui frictionner les bras et le dos.
— Ça va mieux ?
Il m’a fait signe que oui en même temps que ses yeux m’ont lancé un immense regard de gratitude. Il versait un flot de larmes. Et j’ai été tout près de l’imiter.
Un policier est passé près de nous. Je l’ai interpelé et je lui ai demandé s’il pouvait conduire ce malheureux garçon dans un refuge quelconque. Il a accepté de le prendre en charge.
— Bonne chance, lui ai-je finalement souhaité pendant que les deux s’éloignaient, et alors que je retenais toujours difficilement mes sanglots.
Depuis que je n’avais plus mon manteau, le froid s’était évidemment emparé de tout mon organisme. Bon, me voilà bien avancé, me suis-je dit, penaud, en regrettant ma pauvreté matérielle pour la première fois de ma vie.
En plus de me retrouver moi-même à moitié nu, maintenant, dans cet air glacial, et parce que je n’avais pas un sou en poche, je ne pouvais m’offrir ne serait-ce qu’un simple café pour me réchauffer…
Sur ce, je me suis dirigé vers le port en grelottant de tous mes membres, et la tête tellement remplie de pensées qui se tamponnaient les unes contre les autres que j’avais l’impression que mon crâne allait éclater.
[1] Alexander McCandless – 12 janvier 1968, Californie / 18 août 1992, Alaska.
[2] Krakauer, Jon, Into the Wild, éditions originale : Random House, USA, 1996.
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